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Pascal Perrineau (Fondapol/Flickr)

Pascal Perrineau : « Il y a une défiance des Brésiliens envers le système politique »

Le politologue français Pascal Perrineau, professeur à Sciences Po, était de passage au Brésil la semaine dernière. Pour Bom Dia Brésil, il a évoqué la situation brésilienne à quelques mois de l'élection présidentielle.

Le contexte de crise généralisée au Brésil et les différents scandales de corruption ont engendré une crise de confiance entre les électeurs et les hommes politiques. Ne peut-on y voir des points communs avec la France lors de la dernière élection présidentielle ?

Il y a de manière évidente plusieurs points communs entre la France des années 2015-2016 et le Brésil d'aujourd'hui. Il y a la même défiance des citoyens et des électeurs vis-à-vis du système politique. Je regardais les enquêtes brésiliennes, c'est une minorité des Brésiliens qui continue à avoir confiance dans le système politique. C'était exactement la même chose en France il y a deux ans. Il y avait une défiance extraordinaire. Deuxièmement, il y a au Brésil, même si c'est plus important qu'en France, des phénomènes de corruption qui minent la confiance que les concitoyens peuvent avoir dans le système politique. La corruption est un poison. Et il y a eu aussi de très nombreuses affaires en France, en particulier je pense sous la présidence précédente de François Hollande, la fameuse affaire Cahuzac, qui avait touché un ministre. Je pense bien sûr à l'affaire Fillon, aux affaires qui ont touché Marine Le Pen. Le troisième point commun, c'est le malaise des partis et du personnel politique. Les partis paraissent usés, discrédités et le personnel politique ne fait plus l'objet d'aucune attente. C'est le cas au Brésil. C'était le cas en France il y a encore un an et demi.

Dans ce même contexte se tient donc l'élection présidentielle en France et au Brésil. Et au fond, il y a deux possibilités : inventer une solution politique pour sortir de cet état de crise, de rejet, de défiance. C'est l'innovation démocratique que nous avons connue en France avec Emmanuel Macron, avec la création de la République en marche, qui est un mouvement d'un type nouveau, avec un personnel politique qui a été totalement renouvelé. Les députés qui constituent la majorité aujourd'hui au Parlement n'étaient pas députés hier. Donc il y a eu un renouvellement incroyable : renouvellement générationnel, renouvellement politique, renouvellement du personnel. Ça c'est une solution pour en sortir et pour faire en sorte que les Français comme les Brésiliens retrouvent le goût de l'engagement politique. Si cette innovation politique n'existe pas, s'il n'y a aucun homme ou aucune femme pour cristalliser cet espoir, le risque c'est la régression. C'est-à-dire que cette défiance de la démocratie se tourne en haine de la démocratie et donne de la place pour le retour à des régimes autoritaires. Il y a des risques en Europe, on le voit bien avec la situation de certains pays qui connaissent des tendances autoritaires, tels que la Pologne, la Hongrie. Et on le voit bien au Brésil avec le fait que pour l'instant, celui qui fait environ 15 à 18 % dans les sondages,  Bolsonaro, n'est pas un homme dont le profil de l'attachement à la démocratie est évident.

Avec l'emprisonnement de Lula, les chances du Parti des Travailleurs (PT) de présenter un candidat semblent se réduire à peau de chagrin. Pensez-vous qu'un report des voix du PT vers l'extrême droite - et donc Jair Bolsonaro - soit une possibilité ?

Il peut y avoir des transferts entre un électorat de la protestation populaire de gauche et un électorat de la protestation populaire de la droite extrême. C'est ce que j'avais appelé en France le « gaucho-lepénisme ». Cependant, que de telles coalitions puissent arriver à avoir la majorité absolue, cela me semble difficile. Pas impossible, mais difficile. Parce que ça n'est l'agrégation que de protestations différentes qui savent dire non ensemble, mais sont incapables de dire oui à un projet de gouvernement commun. Donc ça n'est qu'un non. Or un second tour d'élection présidentielle, c'est élire quelqu'un qui est capable de dire oui, oui à des réformes, oui à l'avenir du pays. Le PT et Bolsonaro, c'est l'alliance de la carpe et du lapin.

Depuis plusieurs mois, l'électorat brésilien est à la recherche d'un troisième homme. Peut-on encore envisager l'émergence d'une troisième voie ou est-ce trop tardif ?

Emmanuel Macron a surgi très tard. L'élection avait lieu en avril-mai 2017, Macron a créé son mouvement en avril 2016 et il s'est déclaré candidat à la fin de l'été 2016. C'est le même timing. Donc il y a encore une possibilité d'autre chose, d'une troisième voie, de quelque chose de radicalement innovant, nouveau. Le système brésilien est un peu plus complexe, parce que les Brésiliens votent en même temps aux législatives, mais avec un autre mode de scrutin, la proportionnelle, qui entretient le fractionnement partisan, l'instinct des combinaisons, les magouilles entre partis. C'est compliqué, parce que même si les Brésiliens choisissaient une sorte d'Emmanuel Macron brésilien, est-ce qu'il aurait les mains libres, une vraie majorité pour pouvoir mettre en place sa politique ?

On entend beaucoup parler justement de cette quête d'un Emmanuel Macron brésilien. D'où vient cette fascination à l'étranger pour le président français ?

Elle vient de loin. L'intérêt et parfois l'attraction pour la France a été celle pour un pays qui dans l'histoire a osé à plusieurs reprises. A osé sortir de plusieurs siècles de monarchie absolue - la Révolution française, a osé au travers même de Napoléon Bonaparte diffuser dans le monde les idées de la Révolution, a osé avec le Général de Gaulle sortir de l'impuissance du régime parlementaire. Et je crois que c'est ce côté audacieux de la France que les Latino-Américains, comme beaucoup d'autres dans le monde, apprécient avec Emmanuel Macron. Il renoue avec cette audace française et je crois que c'est une des bases essentielles, indépendamment de l'intérêt de l'innovation démocratique qu'il représente, de l'attrait de la « macromania ».

On parlait de la crise de défiance au Brésil, mais c'est un sentiment qui semble s'être généralisé à travers le monde. Peut-on estimer que l'on se trouve à un tournant ?

Bien sûr, cette crise est mondiale. Et l'on se trouve à un tournant. Dans le monde, il y a différents cas de figure. Certains pays tentent d'innover. C'est le cas de la France et il va notamment falloir suivre très attentivement ce qui va se passer en Espagne où là aussi un vieux système est en train de mourir. Il y a des nouvelles forces qui apparaissent : Podemos, Ciudadanos, etc. Donc on voit bien que cette défiance vis-à-vis de la démocratie classique peut déboucher ici et là sur de l'innovation démocratique. Mais elle peut aussi déboucher sur des durcissements. On le voit avec ce qui se passe en Chine, la dictature communiste qui se renforce. Mais on le voit aussi sur le continent latino-américain, avec ce qui se passe au Venezuela, c'est-à-dire un chavisme qui tourne au drame et à la tragédie politique. On le voit même aux Etats-Unis avec ce phénomène Donald Trump, qui est extrêmement ambigu et qui charrie pourtant dans une très vieille démocratie le retour d'attitudes schématiques, démagogiques, une certaine violence qui peut entraîner de gros problèmes. Donc oui nous sommes à une période de risque parce que ou bien on invente, ou bien on rénove profondément la démocratie, ou bien on peut assister à d'immenses régressions qui peuvent nous faire sortir de la démocratie. On parle de plus en plus de démocratie illibérale, c'est-à-dire des démocraties qui n'en sont plus.

Au cours des dernières années, les pays d'Amérique du Sud ont été nombreux à traverser des crises individuelles et il semble que les relations de collaboration se soient affaiblies. Est-ce que face à l'avènement d'un Donald Trump, qui vise à défendre les seuls intérêts américains, il est d'autant plus important de regrouper, de renouer les liens entre les pays, que ce soit en Europe ou en Amérique du Sud ?

Dans un monde multilatéraliste, éclaté, chaque nation en dehors des grandes nations comme par exemple la Chine ou les Etats-Unis, pèse peu isolément. Et donc si l'on veut réguler un monde qui s'est beaucoup dérégulé après la fin de la bipolarisation qui a organisé le monde dans l'après-guerre, il y a nécessité de se fédérer, de créer des pôles de stabilité, dans une coopération par exemple latino-américaine. Pour nous Européens, dans une coopération et un renforcement d'une Union européenne, qui serait plus qu'une union économique et monétaire, qui serait également l'ébauche d'une coopération politique, d'un pôle de stabilité politique, qui dans les grandes crises du monde puisse dire son mot face à de grandes puissances, face à la Chine, aux Etats-Unis, à l'Iran, qui puisse peser. Si nous sommes incapables d'avancer dans ce regroupement par grandes aires géopolitiques, la déstabilisation dont on voit les effets aujourd'hui - en Russie, en Corée entre autres - risque d'arriver dans une zone de très haute dangerosité, avec le retour de quoi ? Et bien de la guerre et de conflits dramatiques. Ce qui se passe depuis quelques jours au Proche Orient, c'est de tout de même de très mauvais augure.

On sent deux forces opposées : les gens qui souhaitent de la nouveauté et ceux qui au contraire se replient sur eux-mêmes, se reposent sur le nationalisme. Beaucoup semblent un peu perdus... Comment les réorienter ?

Il y a un fort déboussolement. Il faut donc que la politique redécouvre sa fonction essentielle, qui est une fonction de mobilisation autour d'un projet. Les grands projets socialistes, communistes, nationalistes, conservateurs... sont largement morts aujourd'hui. Donc il faut inventer de nouveaux projets ou en rénover des anciens. Regardez le projet européen, c'était la paix et la croissance. Aujourd'hui, ce n'est plus la paix, la guerre est là aux frontières de l'Europe et la croissance est extrêmement faible, donc il faut réinventer un projet européen. Il y a nécessité de faire preuve d'imagination politique, d'imagination démocratique. Si on ne fait pas ça, on va laisser la place aux prophètes de malheur, à des régressions et au triomphe de la démagogie nationaliste et populiste, à ceux qui sont incapables de construire des projets mais savent très bien cultiver les haines.

La jeunesse, est-elle mobilisée actuellement ?

La jeunesse, elle hésite. Elle est touchée par un grand danger : c'est l'indifférentisme. C'est-à-dire que face à ça il y a tout un ensemble de la jeunesse du monde qui semble se retirer de la politique. Et un des grands défis, c'est autour de ce travail d'imagination politique, autour de ce travail de définition de projet mobilisateur : il faut remettre la jeunesse dans le jeu. Mais il faut lui donner de bonnes raisons de se réengager sinon elle ne le fera pas. Et on voit aussi qu'il faut renouveler le personnel politique. Ce n'est plus possible que des pays jeunes soient gouvernés par des gérontocraties. Comment voulez-vous que les jeunes s'intéressent à l'avenir de leur pays s'ils sont dirigés toujours par les mêmes ou les fils ou les filles des mêmes. Et puis il faut aussi que la politique représente la diversité des sociétés. Il faut arrêter de penser que les pays doivent être dirigés par des mâles blancs de plus de 65 ans. C'est absurde. La société française, la société brésilienne, ce n'est pas ça. Il faut que les femmes, la diversité sociale et culturelle des pays soient représentées.

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