Frappé par deux mauvaises nouvelles en quelques semaines, le monde des librairies se porte mal au Brésil. Le 24 octobre, la Livraria Cultura annonçait entrer en redressement judiciaire, comptant quelque 285,4 millions de reais de dettes. Quelque temps plus tôt, le groupe avait annoncé la fermeture de toutes les boutiques Fnac qu’il avait acquises en 2014.
Un mois plus tard, le 27 novembre, la chaîne de librairies Saraiva, un autre des acteurs les plus importants dans le secteur du livre à travers le pays en activité depuis 1914, faisait état d'une situation équivalente, du fait d'une lourde dette de 675 millions de reais. Début octobre, l'entreprise avait pourtant déjà annoncé la fermeture de 20 de ses 104 magasins à travers le Brésil, argumentant que les ventes sur leur site Internet représentaient 38,2 % de son chiffre d'affaires. Réduire le nombre de boutiques permettait ainsi de diminuer les coûts de fonctionnement. Dans un communiqué, l'entreprise déclare avoir pris « diverses mesures pour réadapter l'activité à une nouvelle réalité du marché » et que le redressement judiciaire est pour l'instant « la mesure la plus adaptée, dans ce contexte de crise du marché éditorial, reflet du scénario économique actuel du Brésil ».
Une crise prévisible
« Cette crise, ce n’est pas une nouveauté », explique à Bom Dia Brésil Bernardo Gurbanov, président de l’Association nationale de librairies (ANL). « Elle est annoncée depuis longtemps, mais fait cette fois-ci la une des journaux car elle touche deux des plus grandes enseignes brésiliennes. Il faut toutefois rappeler qu’il y a eu des précédents : en 2013, Laselva, qui a compté jusqu’à 83 points de vente, était déclarée en faillite. Déjà beaucoup d'autres librairies ont fermé ou sont en redressement judiciaire. »
Ainsi, selon l'ANL, alors que le Brésil comptait en 2012 3.481 librairies, ce nombre avait déjà chuté à 3.095 en 2014 et actuellement, l'association estime qu'il en y aurait environ 2.500. Par ailleurs, selon des données de l'Institut brésilien de statistiques et de géographie (IBGE), dans le secteur du livre, sur les neuf premiers mois de 2018, les ventes de livres étaient en chute de 10,1 % , alors que l'ensemble du secteur commercial progresse quant à lui sur la même période de 2,3 %.
Un faible indice de lecture
« Il y a eu à partir des années 1990 un phénomène d'hyper-concentration des boutiques », analyse Bernardo Gurbanov, lui-même libraire depuis 50 ans, d'abord en Argentine, puis depuis 41 ans au Brésil. « Il y a eu une véritable expansion du nombre de librairies et chaque centre commercial avait sa librairie. Ce qui était une bonne chose et qui a été viable pendant plusieurs années. Aujourd'hui cependant, la pression des coûts est très forte, notamment du fait des loyers élevés. Et les ventes de livres sont en baisse. La récession que vit le pays depuis quatre ans a évidemment eu un effet. Mais il faut aussi réaliser que les gens font désormais beaucoup leurs achats en ligne et fréquentent donc beaucoup moins les librairies. »
Un autre élément d'explication doit également être pris en compte, selon le président de l'ANL : le faible indice de lecture des Brésiliens. « Selon les derniers chiffres présentés par Retratos da leitura en 2016, 4,96 % des Brésiliens lisent au moins cinq livres par an. Mais ce taux est à prendre avec des pincettes car il considère comme lecteur une personne ayant lu un livre - en entier ou partiellement - dans les trois derniers mois, même s'il ne l'a pas terminé. 1 % de ces presque 5 % de personnes ont lu un livre de manière obligatoire pour l'école. Et il faut prendre en considération que la Bible est le livre le plus lu du Brésil » ajoute-t-il.
Réinventer les espaces de librairies
S'il est difficile d'envisager des recettes toutes faites pour sortir de cette crise qui fait trembler également les éditeurs, il y a certaines pistes qui peuvent être exploitées. Et Bernardo Gurbanov se veut rassurant : « Ce n'est pas un moment de faillite du système, c'est un moment d'adaptation. Il est plus difficile pour des grands groupes que pour des petites librairies de réagir, mais il existe des idées à mettre en place ». Parmi celles-ci, il suggère de « réduire les espaces physiques » afin de réduire les coûts d'exploitation, mais aussi un retour à la base du métier de libraire. « De tous temps, les librairies ont été des lieux de rencontres culturelles et politiques », estime-t-il. « Il faut promouvoir ce genre de rencontres, des activités, transformer les librairies en centres culturels dotés d'un café par exemple. On sait que si les gens passent plus de temps dans un lieu, ils sont plus susceptibles d'acheter quelque chose. »
Le 28 novembre, Luis Schwarz, fondateur de la maison d'édition Companhia das Letras, a décidé d'agir en écrivant une lettre ouverte largement relayée sur les réseaux sociaux par les amoureux des livres. Il y expose les difficultés rencontrées par le secteur et son désarroi face à la nécessité d'avoir eu à réduire ses effectifs. « Mais nous pouvons surmonter cette crise » écrit-il. « Editeurs, libraires et auteurs, nous devons chercher ensemble des solutions créatives pour nous en sortir. » Il espère ainsi soulever un esprit de solidarité afin « d'appuyer les partenaires de l'univers des livres ». « Actuellement, les livres ont besoin de recevoir des lettres d'amour. Alors je vous invite à éveiller chez les gens le désir d'acheter des livres en cette fin d'année, des livres de vos auteurs préférés, de nouveaux écrivains que vous avez envie de découvrir, des livres achetés dans des librairies qui survivent héroïquement à la crise », conclut-il. Un message bien reçu par la Livraria Cultura, qui a lancé l'opération #DesafiodasLivrarias, qui invite les lecteurs à publier sur Internet une photo de leurs achats de livres et inciter leurs amis à faire de même.