Prix Femina essai en 2015, Lévi-Strauss (Flammarion), d’Emmanuelle Loyer, a conquis les critiques en France à sa sortie. Trois ans plus tard, cette biographie définitive (près de 900 pages pour la version française) de ce monstre sacré de l’anthropologie sort enfin au Brésil (aux éditions Sesc), où tout a commencé ou presque pour Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Emmanuelle Loyer, historienne et professeure à Sciences Po, est venue présenter son ouvrage la semaine dernière à São Paulo, Brasilia puis Rio, où Bom Dia Brésil l’a rencontrée.
Pouvez-vous nous rappeler comment Claude Lévi-Strauss s’est retrouvé au Brésil en 1935 ?
Claude Lévi-Strauss s’est retrouvé au Brésil à la suite d’une opération à la fois traditionnelle et nouvelle de politique culturelle extérieure de la France, qui avait la volonté d’exporter la langue et la culture françaises. Tout cela a mené à la fondation de l’Université de São Paulo (USP), avec dès 1934 des professeurs français. Un an plus tard, Claude Lévi-Strauss, qui enseignait la philosophie, est arrivé dans le cadre de cette mission diplomatico-intellectuelle avec une équipe assez différente de jeunes professeurs qui étaient un peu coincés dans des lycées de province en France (Claude Lévi-Strauss à Mont-de-Marsan puis Laon, ndr). Néanmoins, s’ils étaient envoyés pour représenter la France, ils ne se sentaient pas pour autant des ambassadeurs de la culture française, cela les intéressait sur le plan professionnel et matériel. Claude Lévi-Strauss venait pour la science, pour apprendre du Brésil. Il devait assurer les cours de sociologie, ce qu’il n’avait pourtant jamais fait avant, mais ils ne portaient pas beaucoup sur les auteurs français. Au contraire, ils étaient très interactifs, Claude Lévi-Strauss envoyait ses étudiants faire des recherches dans les rues de São Paulo. Pour lui, l’Amérique était un bon endroit pour les sciences sociales car il avait une appétence pour tout ce qui commence, il trouvait cela beau. Il était donc très enivré du Brésil et n’avait pas envie de raconter la France. Cela a d’ailleurs provoqué des conflits au sein de l’USP parce qu’il ne faisait pas ce qu’on lui disait de faire et son contrat n’a pas été renouvelé.
Est-ce que Claude Lévi-Strauss savait qu’il serait amené à partir en exploration auprès de peuples autochtones du Brésil ?
Oui, il est venu au Brésil pour cela. Il a été nommé professeur de sociologie, mais il voulait faire de l’ethnologie. Dans Tristes Tropiques, il raconte qu’on lui avait dit : « Vous qui voulez étudier les Indiens, allez à São Paulo, il y en a dans les faubourgs ». Et il s’est rendu compte en arrivant que cela n’était plus du tout le cas et que cela allait être plus compliqué que cela.
Claude Lévi-Strauss avait une sorte de fantasme, comme beaucoup d’ethnologues, de rencontrer le peuple vierge de toute empreinte ethnologique.
Les tribus que Claude Lévi-Strauss a rencontrées étaient-elles très connues à l’époque ?
Cela dépend lesquelles. Claude Lévi-Strauss avait une sorte de fantasme, comme beaucoup d’ethnologues, de rencontrer le peuple vierge de toute empreinte ethnologique. Lors de la première mission (en 1935-1936, ndr), il est allé voir les Caduveo et les Bororo, qui avaient déjà été visités à de nombreuses reprises. En revanche, il était en terrain beaucoup plus inconnu avec les Nambikwara (mission en 1938, ndr), qui étaient connus de nom, mais ils avaient très mauvaise réputation, ils étaient dangereux.
Claude Lévi-Strauss a-t-il assuré un suivi des tribus qu’il a rencontrées ? Les a-t-il revues ?
Il n’est revenu qu’en 1985 pour un voyage protocolaire avec le président François Mitterrand. On lui a proposé de retourner chez les Bororo, mais l’avion n’a pas pu se poser alors il n’a vu que les nuages, mais apparemment, il en était très content aussi. On lui a d’ailleurs beaucoup reproché de ne pas avoir refait de terrain, mais ses missions étaient itinérantes à l’époque, centrées sur l’idée de collecte, ce n’était pas des modèles d’immersion durant deux ans par exemple.
A quel point Claude Lévi-Strauss a-t-il été influencé par l’explorateur français Jean de Léry (1536-1613) ?
La figure de Jean de Léry a été très importante pour Claude Lévi-Strauss, qui raconte être arrivé au Brésil avec son livre (L'Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil – 1578, ndr) en poche et en voyant les choses avec ses yeux. Claude Lévi-Strauss fantasmait ce retour au 16e siècle, ce moment où tout bascule, où l’Europe découvre l’Indien et qu’elle ne forme pas l’essentiel de l’humanité. Il trouvait que le récit de Jean de Léry était d’une très grande fraîcheur contrairement à celui d’André Thevet par exemple (Les Singularitez de la France antarctique – 1557, ndr), autre explorateur du 16e siècle, qu’il n’aimait pas tellement. Il trouvait que Jean de Léry, un peu à la manière de Montaigne, avait une façon extraordinairement bienveillante et curieuse d’accueillir cette vision d’une altérité totalement imprévisible pour eux. Quand il est rentré en France, Claude Lévi-Strauss a acheté une maison en Bourgogne et s’est rendu compte que Jean de Léry avait vécu juste à côté, cela lui plaisait beaucoup.
En quoi ce séjour au Brésil va influencer le futur de sa pensée et de son œuvre ?
Sur le plan existentiel, c’est la première fois qu’il a cette confrontation avec l’Amérique, qu’il quitte l’Europe. C’est très important parce qu’il y fait, ce qu’on appelle en ethnologie, son terrain. Il y va pour accumuler des documents et du matériel qui lui permettront de faire sa thèse, même s’il ne la fera pas sur le Brésil parce que la guerre est arrivée et qu’il est parti en exil aux Etats-Unis. Le Brésil, on ne le retrouvera donc pas dans sa thèse, mais dans Tristes Tropiques vingt ans plus tard. Le terrain brésilien et la bibliographie nord-américaine, cela donne l’anthropologie lévi-straussienne.
« Tristes Tropiques » a été écrit à un moment où Claude Lévi-Strauss ne veut plus faire une carrière universitaire, il pense qu’il ratera toujours tout de ce point de vue.
Quelle place tient justement Tristes Tropiques, qui est une œuvre particulière, dans la bibliographie de Claude Lévi-Strauss ?
Oui, il y a une matrice littéraire forte dans Tristes Tropiques, entre La Rochefoucauld et Châteaubriand, voire Proust. Cette œuvre est au milieu, à la fois chronologiquement (1955) et personnellement, il se trouvait comme à la ligne de partage des eaux. Il a fait sa thèse, mais a subi des échecs à ce moment-là, ratant deux fois le Collège de France. Ce qui fait sa beauté, mais aussi son caractère très violent et frappant, c’est que Tristes Tropiques a été écrit à un moment où Claude Lévi-Strauss ne veut plus faire une carrière universitaire, il pense qu’il ratera toujours tout de ce point de vue. Il a donc eu cette tentation littéraire non strictement savante pour tout expulser. Tristes Tropiques, c’est un bric-à-brac, avec des chapitres très différents, il raconte un peu sa vie et son terrain, où il réexporte tout le matériel brésilien, ce qui en fait d’ailleurs malgré tout de la littérature savante. Claude Lévi-Strauss était donc au milieu du gué et de ses deux grands objets d’étude, c’est-à-dire la parenté et les mythologies amérindiennes.
Quelle influence et héritage Claude Lévi-Strauss a-t-il laissé au Brésil ?
L’anthropologie brésilienne est diverse, avec différentes écoles, mais il y a aujourd’hui encore des disciples très brillants et émancipés comme Eduardo Viveiros de Castro ou Manuela Carneiro da Cunha. Comme en France ces quinze dernières années, la figure de Claude Lévi-Strauss au Brésil revient aujourd’hui après avoir été un peu oubliée, pas tant sur le plan anthropologique que philosophique, et mon livre fait partie de ce mouvement.
Pour écrire votre ouvrage, vous avez eu accès à la quasi-totalité des archives personnelles de Claude Lévi-Strauss, mais a-t-il fallu également vous rendre au Brésil pour en retrouver ?
Oui, je suis venu au Brésil il y a sept ans, à la fois à São Paulo, où il y a encore des traces de la présence de Claude Lévi-Strauss à l’USP ainsi que dans une médiathèque de la ville qui possédait des films qu’il avait tournés au Brésil avec sa femme, et à Rio où un lieu accueille toutes ses archives liées à l’exploration ethnologique. Je voulais souligner d’ailleurs la gentillesse avec laquelle tous les collègues brésiliens m’ont accueilli. Pour les trois chapitres brésiliens du livre, j’ai pu tirer profit des recherches qui ont pu être faites en histoire de l’anthropologie au Brésil.
Vous devez être heureuse de voir enfin votre livre publié au Brésil ?
Bien sûr ! Cela n’a pas été évident, mais c’est vraiment un plaisir parce que c’est aussi une façon de payer ma dette au Brésil. Claude Lévi-Strauss disait qu’en science sociale, on est payé par l’Etat donc on doit restituer son terrain. J’ai aussi fait mon terrain et je redonne sous la forme de ce gros livre en espérant que cela intéressera les Brésiliens.