Alors que la bataille idéologique fait rage quant au mode de vie idéal à adopter pour préserver l’avenir de la planète entre les adeptes de la décroissance et de la low-tech, et ceux du tout technologique et de la high-tech, les deux architectes, paysagistes, urbanistes et enseignants-chercheurs à l'école d'architecture de Paris-Val de Seine français Claire Bailly et Jean Magerand ont eux opté pour une synergie des deux, développée au sein de leur Atelier international expérimental pour la cité bionumérique. Bom Dia Brésil les a rencontrés la semaine dernière à l’occasion du Forum mondial Niemeyer, événement préparatoire au Congrès mondial d’architecture de 2020 (UIA20) à Rio, où ils ont été invités par l'Institut Niemeyer et l'Institut français à échanger avec leurs homologues brésiliens.
Vos idées sont développées au sein de l’Atelier international expérimental pour la cité bionumérique. Quel est son objectif ?
Jean Magerand : C’est une association qui vise à rassembler toutes les avant-gardes scientifiques, techniques, philosophiques, sociales pour réfléchir à la manière dont on peut prévoir et prendre en charge notre avenir et celui de la planète. C’est quelque chose qui est plus constructif que revendicatif. Bien qu’on reconnaisse la nécessité d’une revendication, qu’on retrouve beaucoup ici au Brésil en raison notamment des gros problèmes de favelas, on sent qu’il y a une énorme envie de changer les choses, mais nous sommes plus dans une réflexion sur comment arriver à une humanité plus humaine à l’aide des nouvelles technologies et philosophies. L’objectif n’est pas à proprement parler de sauver la planète, mais de s’organiser différemment pour la protéger à travers une nouvelle modernité, alternative, en ne commettant pas les mêmes erreurs que la précédente, qui a été extraordinaire, mais a provoqué aussi des choses très négatives. Nous travaillons avec des partenaires nationaux, des universités principalement ainsi que la Cité des sciences et de l’industrie avec qui nous avons monté un laboratoire expérimental pour montrer régulièrement au public ce que l’on fait, et internationaux. Nous voudrions travailler avec le Brésil, avec les institutions de l’architecture, les musées, les galeries, donc c’est aussi pour cela que nous sommes ici.
Claire Bailly : Aucune action franco-brésilienne n’a encore été menée, mais nous avons déposé un préprogramme de choses que nous voudrions faire d’ici le congrès de 2020 : workshops, conférences, expositions… Ce préprogramme mettant en avant la philosophie bionumérique a reçu le patronage de la commission nationale française pour l’Unesco.
Est-ce que le Brésil propose déjà des initiatives qui rejoignent les vôtres ?
Jean Magerand : Nous poursuivons exactement les même objectifs de long terme, mais nous empruntons des chemins totalement différents. Les Brésiliens sont confrontés à des problèmes sociaux importants qui sont leur priorité et qu’ils préfèrent résoudre rapidement. Ils trouvent de l’intérêt pour les nouvelles technologies, mais la première chose qu’ils nous demandent, c’est : « Est-ce bien adapté à un pays comme le nôtre où il y a des gens qui ont à peine de quoi manger ? » Notre discours est que le numérique est quelque chose d’extraordinaire qui doit être fait pour tout le monde, y compris pour les plus démunis. Il faut justement que nous nous construisions un monde dans lequel ils puissent en bénéficier. Mais nous avons tout de même trouvé des préoccupations communes avec le Museu do Amanhã ou l'Oi Futuro qui travaillent également avec les nouvelles technologies et on se comprend plus facilement. Nos échanges avec les architectes et les agronomes brésiliens s'annoncent très fructueux.
Claire Bailly : Il y a tout de même quelque chose qui est spécifique au Brésil, même si on commence à le retrouver de plus en plus à l’échelle mondiale, c’est la question de l’utopie, qui correspond à nos logiques. Nous sommes chercheurs, mais aussi concepteurs, en montant des prototypes urbains et territoriaux que nous considérons comme des utopies. L’utopie a beaucoup été décriée et le catastrophisme a gagné la planète, or il manque beaucoup aujourd’hui de projets de société positifs. Contrairement à la France, le Brésil mise aussi beaucoup plus sur l’informel, avec notamment un urbanisme informel, à travers les favelas, qui, même s’il a créé de nombreux dégâts, présente des logiques d’auto-organisation sociale dont on peut sans doute tirer des leçons.
L’auto-organisation fait en effet partie de vos idées avec notamment le concept de ville auto-correctrice. En quoi cela consiste ?
Claire Bailly : Cela entre dans les logiques du biomimétisme et de l’écologie au sens scientifique du terme. Quand on regarde les milieux naturels, ils sont auto-organisés, personne ne leur dit comment ils doivent se réguler. Cela est notamment lié à la biodiversité et à des phénomènes qu’on peut considérer comme algorithmiques, très simples localement, mais qui produisent quelque chose de très complexe, riche et stable dans un équilibre dynamique à l’échelle globale. L’auto-organisation est donc fondamentale à partir du moment où on considère que la ville dialogue avec le milieu naturel, c’est sa capacité à s’adapter aux changements qui lui arrivent en permanence. Et le numérique, le big data, permettra d’aller vers ce système-là, avec une sorte de monitoring en temps réel des envies des uns, des faits des autres et de leurs conséquences, des milliards de micro-actions et décisions qui font la ville et la font évoluer dans un sens positif ou négatif. Il nous permettra d’être conscient de cela et de l’intégrer dans la manière dont nous allons gérer la ville en temps réel. C’est très important car aujourd’hui, la planification urbaine repose encore sur des documents d’urbanisme qui doivent durer quinze ou vingt ans alors que la ville pour laquelle on a pensé le projet, que ce soit Rio ou Paris, a disparu au bout de deux ans.
Quelle est l’influence du politique dans cette auto-organisation ?
Claire Bailly : Il va falloir repenser le politique de manière radicale et globale parce que les systèmes hiérarchiques que l’on connaît aujourd’hui ne sont plus adaptés à la société dans laquelle nous vivons.
Jean Magerand : Il faut imaginer des entités urbano-campagnardes qui travaillent avec la notion de solidarité et qui aient une forme d’indépendance par rapport au pouvoir. Il faut qu’il y ait une délégation financière entre la puissance publique et l’urbain et le rural car actuellement, le surplus d’argent dans une ville profite aux promoteurs et aux banques. Pour nous, ce sont les associations d’urbains qui doivent en bénéficier, la plus-value urbaine doit revenir aux gens, impliquant, de la part de ces derniers, une solidarité avec les plus démunis, des actions valorisantes pour l’environnement, la santé, etc., pour être sûr que cela soit bénéfique. Ainsi, le pouvoir central ne perd pas ses prérogatives et le citoyen se retrouve directement concerné, devenant moteur du changement avec des éléments régulateurs pour gérer les égoïsmes naturels. Comme pour le tri des déchets, c’est une conscience à intégrer et qui aboutira à une démocratie augmentée.
Pour faire évoluer les consciences, faut-il imposer les choses ?
Jean Magerand : Non et c’est l’un des problèmes de la modernité d’avant. On a dit : « On va vous rendre heureux, vous aurez le progrès, les techniques, la voiture… » On a fait le bonheur des gens à leur place. Désormais, les gens sont beaucoup plus éduqués globalement, notamment grâce à Internet, et il faut donc les faire participer beaucoup plus qu’avant. Aujoud’hui, ils sont plus intelligents, connaissent tout avant tout le monde et ont ainsi l’impression qu’on les prend pour des imbéciles. Il faut les réintroduire dans un autre système, les éclairer dans leur choix, en leur montrant les avantages et les inconvénients des choses possibles, et que ce soit eux qui soient décideurs de leur avenir, qu’ils puissent dire : « On veut vivre comme cela ». Il faut convaincre les gens qu’ils prennent eux-mêmes en charge leur avenir. Et c’est là tout notre travail : produire des modèles alternatifs tendant vers la solidarité et le mieux vivre à expérimenter qu’on améliore au fur et à mesure, car, contrairement aux politiques, nous ne promettons pas un modèle idéal qui ne l’est pas et qui provoque la déception. Notre idée est de lancer le débat plutôt que d’avoir des réponses toutes faites.
Avez-vous des exemples concrets des idées auxquelles vous avez pensé ?
Claire Bailly : Non, pas encore. Nous nous basons sur des initiatives locales qui existent, mais plutôt de manière partielle. Ce n’est pas une logique d’application directe et immédiate de tous ces éléments. Nous pensons qu’il faut arriver à poser les questions dans les bons termes parce que nous avons beaucoup de certitudes, pensant avoir les réponses alors que ces dernières commencent à s’user, et en débattre. Tester le modèle global est donc prématuré.
Vos modèles sont-ils adaptés à ce qui est déjà construit ou faut-il tout raser et reconstruire ?
Jean Magerand : Normalement, il faudrait que ce soit adaptable à ce qui existe, mais pour l’instant c’est difficile. La solution technique la plus simple serait de tout raser, mais même si c’est plus compliqué, il faut trouver de nouvelles solutions pour transformer progressivement les villes existantes. Mais cela demande aussi des changements dans les modes de vie. Si on garde une structure urbaine, il faut que les gens s’habituent à y vivre différemment. Pour l’instant, tout cela est au stade de l’expérimentation, comme avec un prototype de voiture, il ne faut pas s’attendre à ce que cela soit parfait du premier coup. En même temps, il faut aller très vite parce que la planète est en train de se casser la figure.
Comment répondre à cette urgence justement tout en restant utopique ?
Claire Bailly : Il faut les deux ! C’est très bien de faire de l’architecture verte pour diminuer l’empreinte carbone, mais en même temps, il faut prévoir des choses à plus long terme. Si nous restons en permanence dans des solutions de court terme, cela ressemble à du bricolage et elles vont atteindre leurs limites assez rapidement. L’urgence, c’est surtout d’expérimenter des choses et d’en débattre. Si cela se trouve, l’avenir ne se trouvera ni parmi les solutions court-termistes ni parmi nos modèles, mais sera quelque chose d’hybride qu’il convient tout de même d’anticiper.