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(Wikimedia/Jany Jany)

Où l'on découvre que le « crachá » brésilien vient du crachat français

Dominique Boyer est arrivé par hasard au Brésil, mais a eu un déclic amoureux en entendant le portugais chanter à ses oreilles. Il a donc décidé quelques années plus tard de venir s'y fixer définitivement. Enseignant le français aux Brésiliens, il est amené à confronter quotidiennement les deux langues. Et à se poser quelques questions sur des mots semblant provenir de la langue de Molière, des gallicismes. Dans la chronique Mot pour mot, il revient donc sur certaines de ses trouvailles et nous en conte l'étymologie. Cette semaine, Dominique nous amène à la découverte de l'origine du mot crachá, terme portugais provenant du français « crachat ».

Je me souviendrai toujours de la première fois où on m’a demandé mon « crachá ». Cela faisait déjà un an que j’habitais Rio, je commençais à donner des cours de français de plus en plus régulièrement. Et voici qu’une élève m’avait demandé de venir la rencontrer au sein de son entreprise. Je me présente donc, un matin, un peu intimidé, à l’entrée de l’immense bâtiment, et je m’entends dire alors par un vigile : « Para eu deixar você entrar, preciso do seu crachá » (« Pour vous laisser entrer, j'ai besoin de votre crachá »). Pendant une seconde, je suis resté sans voix, car j’avais bien remarqué, au cours de mes premiers mois au Brésil, qu’en compagnie de abajur et de buffet, un certain nombre de mots français était entrés dans la langue portugaise, et celui-ci en faisait partie, sans le moindre doute.

Mais alors... Que faire ? L'entreprise étant un organisme important, y avait-il à l’entrée un test de salive pour prévenir toute infection ? Cracher ou ne pas cracher, telle était pour moi la question ! Pendant encore un quart de seconde, je me suis interrogé, et finalement, par prudence, ai décidé de m’abstenir. Sans doute ai-je bien fait car le vigile m’a alors emmené gentiment vers une réceptionniste qui après vérification de mon identité, m'a remis toute souriante une espèce de carte électronique en me disant « aqui é seu crachá » (« Voici votre crachá ») ! Les choses se simplifiaient. Et j’étais soulagé ! J’avais mon crachá, et ce sans avoir craché. Mais, tout de même, c’était assez incroyable... Comment se pouvait-il ? Car il est des mots pour lesquels, il n’existe pas de doute, ils ne peuvent qu’être d’origine française. Ainsi, quel avait donc été le parcours de notre « crachat » franchouillard pour qu’il en arrive à prendre ici, sous les Tropiques, en toute liberté, ce sens si différent ?

De l'armée à l'entreprise

Uniformes de la Garde impériale de Napoléon III (Wikipedia)

Plein de curiosité, j’ouvrais donc, le soir même, un dictionnaire étymologique et constatais alors avec une certaine stupeur qu’à partir du XVIIIe siècle, et durant une centaine d’années, « crachat » avait désigné dans la langue française, à partir du regard des soldats sous leurs ordres, les « insignes » des officiers de cavalerie, leurs épaulettes et leurs décorations. Il s’agissait d’un sens péjoratif du terme. Une petite vengeance de la part des non-gradés pour tenter de rabaisser leurs supérieurs. Et curieusement, le mot est entré dans la langue portugaise avec ce sens d’insigne militaire, puis a progressé dans le monde des entreprises et des colloques, en tant que « signe de reconnaissance », « identification », « badge ».

Il a ainsi acquis dans ce nouveau contexte une importance que doit aujourd’hui lui envier le pauvre « crachat » français jeté sur le sol ! C’est d’ailleurs un des intérêts de rencontrer des termes de sa propre langue entrés dans un autre pays, car il arrive qu’ils s’y soient développés à partir d’un sens qui existait auparavant dans sa langue mais qui y a disparu. D’une certaine manière, en sortant de son contexte initial, le sens du mot est resté « congelé » dans le temps, et par exemple, au Brésil, il existe d’autres mots aujourd’hui portugais qui nous font prendre le chemin à l’envers. Ainsi en va-t-il pour ce crachá brésilien, survivance d’un des « crachats » français, qui nous renvoie aujourd’hui au bord de la baie de Guanabara à nos aïeux soldats enrôlés sous Louis XVI et durant la Révolution française.

Découvrez le travail de Dominique Boyer sur les gallicismes, dans son livre disponible en portugais et en français, en consultant ce lien.

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