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Des actrices de Globo contre le harcèlement (Cissa Guimarães / Instagram)

« Balance ton porc », « Me Too » : pourquoi le mouvement anti-harcèlement sexuel n’a-t-il pas atteint le Brésil ?

Depuis l’automne dernier, dans la foulée de l’affaire Weinstein, d’amples mouvements contre le harcèlement et les agressions envers les femmes ont mobilisé les réseaux sociaux à travers les pays anglo-saxons (« #MeToo ») et en France (« #BalanceTonPorc »). Au Brésil, si les médias ont relayé ces mobilisations, elles sont loin d’avoir été embrayées localement.

Quand « Me Too » a surgi en octobre dernier, des Brésiliennes ont elles aussi témoigné sur Twitter à l’aide du mot-dièse local #EuTambém (« moi aussi »), mais sans que la mèche ne s’enflamme autant, comme on l’a vu en France notamment avec le large succès de « Balance ton porc ». Ce dernier a dans la foulée créé un véritable débat national, d’autant plus avec la récente réponse de personnalités telles que Catherine Deneuve et Catherine Millet dans une tribune publiée par Le Monde sur la « liberté d’importuner ».

« J'ai été victime plusieurs fois de harcèlement sexuel. Au travail, dans la rue, à l'école, à la maison... »

« La domination masculine est bien plus forte au Brésil qu’en Europe »

Pour Taina de Paula, militante du mouvement féministe brésilien PartidA, la faiblesse du relais de cette mobilisation au Brésil est expliquée par son contexte local. « De grandes questions sur le rôle et l’autonomie de la femme n’ont pas encore été développées au Brésil, nous sommes encore dans une société qui gère et criminalise nos corps (avortement interdit, etc.), les femmes brésiliennes n’ont pas encore d’espace pour discuter de leur liberté sexuelle », indique-t-elle à Bom Dia Brésil. Pour elle, « une société qui a des wagons de métro et de train réservés aux femmes est une société où les femmes  ne sont pas émancipées ».

Maxime Rovere, professeur de philosophie à la PUC de Rio, confirme auprès de Bom Dia Brésil : « La domination masculine est bien plus forte au Brésil qu’en Europe et en Amérique du Nord, qui en sont à leur 4e vague de mouvements féministes ; depuis trois siècles, les femmes y ont gagné sur le terrain politiquement et socialement, alors que le Brésil entre seulement dans sa seconde phase, celle qui, après les droits fondamentaux, vise à corriger l'inégalité sociale qui frappe les femmes ».

Les inégalités sociales, une cause fondamentale

Le Français va d’ailleurs lancer en juillet prochain au Brésil un recueil de textes féministes français des 17e et 18e siècles (éditions N-1). Selon lui, les universités du pays commencent à peine à intégrer les « études féministes » dans leurs recherches. « Ces études aideront à dépasser le stade de la dénonciation et de la revendication. C’est bien d’être en colère, mais il ne faut pas penser l'injustice seulement en termes de responsabilité morale, il faut saisir les causes qui l'engendrent », fait-il observer.

Autre paramètre important : les fortes inégalités sociales. « Les entraves socioéconomiques sont fondamentales pour comprendre les asymétries de genre au Brésil », considère Taina de Paula. En France comme aux Etats-Unis, célèbres ou non, les femmes ont parlé d’une seule et même voix, alors qu’au Brésil, « il est possible que l'ampleur des inégalités sociales rende difficile d'unifier les luttes de toutes les femmes : les femmes des favelas ou des régions reculées du pays ne sentent pas leurs souffrances représentées par celles de l'élite du cinéma », estime Maxime Rovere.

Une réalité et une narration différentes

En effet, quand des mobilisations ont lieu au Brésil, elles restent souvent cantonnées dans leur milieu. En mars dernier, une figurante de la Globo avait révélé avoir été l’objet de harcèlement sexuel de la part de l’acteur José Mayer. La dénonciation avait occasionné une campagne de solidarité (#ChegaDeAssédio, « le harcèlement, ça suffit ») qui est restée pratiquement limitée aux actrices et animatrices de la chaîne de télévision.

Atentas e unidas! #mexeucomumamexeucomtodas #chegadeassédio

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Il faut remonter à octobre 2016 pour voir une mobilisation plus ample. Après le viol collectif d’une adolescente dans une communauté de Rio, les célébrités brésiliennes s’étaient largement indignées contre la « culture du viol » dans leur pays. En effet, comme le fait remarquer Taina de Paula, le Brésil fait aussi face à des chiffres de violences sexuelles bien plus élevés qu’en Europe notamment. « La réalité y est très distante de la nôtre, c’est beaucoup plus dangereux ici et nous devons apporter notre propre narration au public et dans les médias », explique-t-elle. Le « normal » de la France ou des Etats-Unis n’est pas le même que celui du Brésil.

La temporalité des médias et celle des moeurs

Il faudra ainsi attendre encore un peu avant de voir un mouvement #EuTambém submerger le Brésil. « Il y a la temporalité des médias et la temporalité des mœurs, les avancées du féminisme sont les fruits d’une évolution, il n’y a malheureusement pas de raccourcis dans l’histoire, cela demandera du temps et il faudra que les féministes du Brésil fassent preuve d'une grande pédagogie », prédit Maxime Rovere, néanmoins optimiste.

Taina de Paula l’est moins : « Je suis très inquiète de notre société actuelle. Nous faisons face à une avancée conservatrice qui nous fait reculer de plusieurs dizaines d’années sur de nombreux droits et à une banalisation de la culture du viol, mais j’espère que cela aidera le mouvement féministe brésilien à s’organiser et lui donnera une impulsion. »

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