Ancien cadre dirigeant d’une grande entreprise française au Brésil, Christian Pouillaude a vécu, travaillé, voyagé au Brésil depuis plus de 40 ans. Passionné de musique brésilienne (au point de collaborer avec Radio Latina) et de tout ce qui touche à son pays d’adoption, il vit aujourd’hui dans la ville de son épouse, Rio de Janeiro, et collabore avec Bom Dia Brésil à travers une chronique mensuelle intitulée Palabres. Palabres, car on ne peut pas comprendre le Brésil sans saisir toutes les nuances de certains mots du vocabulaire brésilien. Palabres, car ce sont des mots qui prêtent à la réflexion et à la discussion. Le 20e volet de cette chronique se penche sur la saudade, ce sentiment beaucoup plus riche, subtil, douloureux et compliqué qu’une simple nostalgie française...
Saudade : comment traduire ce mot en français ? Nostalgie, ou alors tristesse, souvenir, regret, mélancolie ? Faut-il avoir recours au blues anglais ou à la Sehnsucht allemande ? Non, vous perdez votre temps, répondra le lusophone : laissez tomber, c’est intraduisible. C’est une exclusivité lusitanienne, au cœur même de la culture portugaise. C’est beaucoup plus riche, subtil, douloureux et compliqué qu’une simple nostalgie française.
De nombreux auteurs se sont risqués à essayer de la définir : « un trou dans le cœur ; l’ombre de rien ; un sentiment de vide dans l’instant présent ; une nostalgie de l’avenir ». De grands lusophiles français proposeront aussi leurs versions. Pierre Barouh parlera « d’un manque habité ». Bernard Lavilliers usera d’une image : « C’est un grand voilier qu’on n’a jamais pris. » Quant à Gilles Lapouge, il la définira comme « la délicieuse tristesse des choses qui ne sont plus ». Bien vu !
On remarquera que tous les mots qui lui sont spontanément associés s’inscrivent dans un registre d’oppositions irréductibles : le passé et le futur, le bonheur et la tristesse, le proche et le lointain, l’amour et la souffrance, la réalisation et la perte, le plein et le vide…. On est en pleine « union des contraires », bien présente dans la culture lusophone. En cela, la saudade est profondément portugaise.
Tuer la saudade
Mais elle a aussi beaucoup voyagé, embarquée sur les bateaux des grands navigateurs, et elle a prospéré dans les terres conquises. Elle deviendra sodade au Cap Vert et Cesaria Evora en fera un succès planétaire.
Et au Brésil, me direz-vous ? Les Brésiliens parlent aussi beaucoup de saudade. Dans leur poésie, dans leurs chansons, dans leur vie. Mais il me semble d’une façon plus simple et directe que leurs cousins d’Outre-Atlantique.
Quand un Brésilien dit qu’il a la saudade d’un ami, d’un lieu ou d’un moment du passé, ça ressemble définitivement à une bonne vieille nostalgie, standard international, genre I miss you en anglais. Par contre il y a une expression bien brésilienne largement employée : matar a saudade (tuer la nostalgie), que j’aime beaucoup. Si les Portugais sont des collectionneurs de saudade, les Brésiliens en sont plutôt des tueurs ! Matar a saudade, c’est revoir une personne qu’on aime et qu’on n’a pas vue depuis longtemps, c’est retourner dans un endroit où on a déjà vécu de bons moments, c’est manger un plat délicieux qui rappelle des souvenirs… C’est plus concret et positif que la saudade portugaise qui a toujours une touche d’impossibilité, une connotation de souffrance. Au Brésil, on préfère carrément « faire la peau » à la saudade ! C’est jouissif.
Alors, beaucoup d’entre vous quitteront le Brésil un jour. Sans nul doute, allez-vous alors découvrir, vivre ce qu’est une saudade do Brasil ; chacun à sa façon. Mais rien de tel pour « matar cette saudade » que de revenir faire un tour par ici !