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Un ministère à Brasilia (Ramon Rosati/Flickr)

« Economiquement, le Brésil doit sortir de l’Ancien Régime »

Jean-Yves Carfantan (Capture écran France 24)

Les Brésiliens votent dimanche pour élire un nouveau chef de l’État, qui aura notamment pour mission de remettre le pays sur les rails de la croissance. Bom Dia Brésil a évoqué la situation du pays et la place de l’économie dans la campagne électorale avec l’économiste Jean-Yves Carfantan, qui vit à São Paulo et a publié en mai dernier Brésil, les illusions perdues – Du naufrage au redressement. Interview.

Où en est l'économie brésilienne aujourd'hui ? Est-on sorti de la crise ?

La récession a officiellement pris fin en 2017, mais en réalité, la reprise est très lente (la progression du PIB a été de 1 % en 2017 et on anticipe une croissance de 1,3 % sur 2018). La crise économique au Brésil a commencé bien avant 2014 et elle est loin d'être terminée. L’histoire du Brésil depuis quelques décennies, c'est celle d'un pays qui fait des bonds quelquefois mirobolants en termes de croissance, sur des courtes périodes qui correspondent en général à la hausse des prix des matières premières et à des niveaux de taux d'intérêt faibles dans les pays occidentaux. En dehors de ces bonds mirobolants, qui se terminent en général par des chutes plus ou moins douloureuses, ce qu'on appelle au Brésil les vols de poule, la croissance est relativement faible.

Pourquoi le Brésil ne parvient-il pas à instaurer une croissance durable ?

Parce que depuis la fin des années 1970 le Brésil a épuisé tout ce qu'il pouvait envisager comme gains de productivité en jouant sur des ressorts comme l'urbanisation et le passage d'une agriculture faiblement productive à une industrialisation. Aujourd'hui, pour faire de la croissance durable qui ne soit pas que des vols de poule, il faudrait des changements institutionnels profonds.

La rémunération de la fonction publique au Brésil c'est 13 % du PIB, contre 9 % en France, et on ne parle que des actifs.

Quels seraient ces changements institutionnels ?

Il faudrait des institutions qui ne concentrent pas les revenus. La rémunération de la fonction publique au Brésil, c'est 13 % du PIB contre 9 % en France, et on ne parle que des actifs. Le poids des régimes de retraite spéciaux est considérable en termes de dépense publique. Je pense que l'Etat brésilien bénéficie à 60 millions de personnes, qui sont les fonctionnaires, les dépendants familiaux de ses fonctionnaires et les retraités de la fonction publique. Si on veut vraiment une croissance durable, il faut remettre en cause un certain nombre de privilèges et sortir de l'Ancien Régime. Sinon, le Brésil ne sera jamais un pays à forte croissance et donc restera un pays insignifiant sur le plan international.

Comment se caractérise cet Ancien Régime ?

Il remonte à l’époque des gouvernements Getulio Vargas (1930-1945 et 1951-1954). C'est à ce moment-là que le Brésil se dote d'un modèle de développement avec une économie relativement fermée, une forte intervention de l'État et un renforcement du patrimonialisme, cette promiscuité étrange entre les grandes entreprises privées et l'État, avec des avantages consentis dans les deux sens : je paye ta campagne, je finance tes partis politiques, et en contrepartie j'ai droit à des appels d'offres biaisés, à l’'assurance de commandes publiques importantes. Ce système d'économie fermée et sous tutelle de l'État n'a pas permis au Brésil de rentrer de plain-pied dans la mondialisation, à part peut-être pour une partie de l'agriculture. Le Brésil est un pays à l'écart, il n'est pas dans les grandes filières internationales de développement industriel. Schématiquement, le Brésil aujourd'hui, c'est 60 millions de protégés et 150 millions de personnes exposées à la concurrence chinoise.

Le Brésil est un pays qui méprise son capital humain, qui concentre l'essentiel de ses efforts sur l'accès à l'enseignement supérieur des catégories sociales les plus favorisées.

Le Brésil devrait donc s’engager sur le terrain de réformes libérales…

Il ne s'agit pas d'une discussion libérale ou de se demander s’il faut moins d'État ou plus d'État, mais de redéployer l'action de l'État. Le Brésil est un pays paradoxal. C’est un pays où il y a trop d’État là où l'État n'a rien à faire. L'État n'a pas à protéger l'économie comme il le fait, l’État n'a pas à financer les entreprises. L'État n'a pas à être entrepreneur, l'État doit s'occuper d'abord d'infrastructures, de l'intégration des catégories sociales les plus défavorisées, par des politiques d'éducation adaptées, par un système de santé efficace, par le développement d'une politique de communication à destination des populations les plus pauvres. Le Brésil est un pays qui méprise son capital humain, qui concentre l'essentiel de ses efforts sur l'accès à l'enseignement supérieur des catégories sociales les plus favorisées. Il y a 70 % des jeunes qui sortent de l'enseignement secondaire sans aucune formation de base. Il y a des efforts considérables à faire en termes de santé publique. Dans les classes populaires, combien de gens sont soignés ou très mal soignés, quand ils sont soignés ?

Qu’avez-vous pensé de la place de l’économie dans la campagne électorale ?

Dans les campagnes précédentes, soit on ne parlait pas des préoccupations économiques immédiates, soit on faisait des promesses mirobolantes. Aujourd'hui, on sent une prise de conscience de la nécessité de réformes à court terme. On sait très bien que dès 2019 le futur chef de l'État et le Congrès devront prendre des décisions douloureuses pour tout le monde : il y aura vraisemblablement besoin de nouveaux impôts, il y aura vraisemblablement besoin de mettre en œuvre un projet de réforme des retraites dans la ligne de ce qu'avait tenté de faire le gouvernement Temer ; il faudra très certainement geler pendant plusieurs années le salaire minimum. Mais il faudra aussi faire des efforts en termes de choix d'investissement public et nouer des partenariats d'un nouveau type avec des investisseurs privés, pour que des entreprises privées prennent le relais là où la puissance publique ne peut pas grand-chose : construction du réseau routier, modernisation du réseau ferroviaire... Ce sont des questions qu'on a commencé à voir apparaître dans la campagne actuelle, c'est déjà un certain progrès.

Sur le programme de Fernando Haddad, je ne vois pas beaucoup d'évolution : aucune autocritique sur tout ce qui s’est fait depuis 2010 ou depuis l'époque du mensalão.

Parlons des deux favoris pour cette élection présidentielle. Que pensez-vous du programme économique de Fernando Haddad, le candidat du Parti des travailleurs (PT) ?

Première remarque sur le programme de Fernando Haddad, je ne vois pas beaucoup d'évolution : aucune autocritique sur tout ce qui s’est fait depuis 2010 ou depuis l'époque du mensalão (l’achat de votes au congrès par le PT, ndr) en 2005. Aucune remise en cause, on continue à croire en l'expansion de la dépense publique, à des politiques sociales qui ne sont fondées que sur des politiques de redistribution des revenus. Alors qu'il faudrait commencer à s'attaquer aux problèmes des infrastructures sociales. 50 % des Brésiliens n'ont pas accès au tout-à-l'égout. Après 15 ans de gouvernement de Lula et Dilma Rousseff, c'est quand même une interrogation. On propose des mesures qui sur le plan économique sont extrêmement dangereuses, comme l’utilisation des réserves de change pour financer des investissements. Ce sont des propositions qui servent à satisfaire l'extrême gauche, mais on court à la catastrophe si on les applique.

Et le programme économique de Jair Bolsonaro (Parti social libéral) ?

C'est un candidat qui concentre tout son effort sur les questions de sécurité, pas forcément avec des réponses d’une rigueur absolue. Il y a d'énormes défaillances dans son programme. On ne dit rien des conflits qui existent entre les polices, des relations très compliquées entre la police et le ministère public. On fait comme si l'instrument allait fonctionner au doigt et à l' œil. Sur le terrain économique, Jair Bolsonaro et son conseiller Paulo Guedes tiennent un discours libéral. On nous promet la privatisation complète du secteur public. Mais pour privatiser, il faut qu'il y ait des acheteurs, et les évaluations de ce que pourraient apporter ces privatisations sont aujourd'hui largement contestées par les experts brésiliens indépendants. En gros, on survalorise les actifs pour faire croire qu'en vendant les bijoux de famille on va remettre le navire à flot, et il faudra faire d'autres efforts si on veut réellement assainir les finances publiques.

Ce qui est problématique avec Bolsonaro, c'est l'impréparation à la pratique politique dont il semble témoigner. On n’a pas besoin d'insulter les gens ou un certain nombre de groupes sociaux pour montrer qu'on a de l'autorité.

Mais d’ici à l’investiture du nouveau président, les programmes économiques de chaque candidat peuvent évoluer...

(DR)

Je crois que c'est une élection à trois tours. Dès le 29 octobre, nous allons voir des tractations entre le vainqueur et les perdants du premier tour. J'imagine très bien des tractations entre Fernando Haddad, qui n'a jamais été parmi les plus radicaux du PT, et des représentants du centre, du PSDB et d'autres partis. J'imagine un schéma assez comparable du côté de Jair Bolsonaro. Mais ce qui est problématique avec lui, c'est l'impréparation à la pratique politique dont il semble témoigner. On n’a pas besoin d'insulter les gens ou un certain nombre de groupes sociaux pour montrer qu'on a de l'autorité. Son candidat à la vice-présidence, le général Mourão, qui dit qu'il veut revenir sur le 13e mois, c’est très maladroit. On annonce pas cela de façon aussi abrupte. Le 13e mois, ça n'a pas la même signification pour un juge fédéral que pour un employé dans un centre commercial ou un ouvrier industriel. C'est une absence de communication politique professionnelle.

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