Sign in / Join
(Tássia Reis/Instagram)

Tássia Reis : « Mon existence dans ce monde est déjà politique »

Mêlant soul, jazz, hip-hop et rap, Tássia Reis, 29 ans, est une chanteuse qui se fait peu à peu sa place sur la scène musicale brésilienne. Dans ses textes, elle mêle tout à la fois : l’intime et l’activisme. Bom Dia Brésil l’a rencontrée quelques jours avant la sortie de son 3e album, Próspera, dont elle devrait présenter quelques titres au public français du Festival des Escales, qui aura lieu à la fin du mois à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique).

Comment avez-vous commencé à vous intéresser à la musique ?

Je suis entrée dans le monde de la musique par le biais de la danse, de la culture urbaine. Mais j'ai vite senti le besoin de m’exprimer et la danse ne me suffisait plus. J’ai eu besoin de poser des mots. Et j’ai commencé à écrire de la poésie principalement, mais aussi quelques contes. Et ces écrits ont commencé à créer des rythmes. En parallèle, je faisais déjà un peu de musique parce que je viens d’une famille qui a toujours aimé la musique. A la maison, on écoutait beaucoup James Brown ou encore Tim Maia. Dans la danse, il y a aussi l’idée d’interpréter de la musique par le biais du corps, donc le lien avec la musique a toujours été là. Et je crois que je voulais qu’il y ait une musique qui n’existait pas encore, c’est-à-dire une musique qui parlait de ce que j’avais en moi.

S'est ensuite posée la question de l'interprétation…

J’aurais pu proposer à d’autres personnes d’interpréter, mais ça faisait plus de sens que ces textes, ce soit moi qui les chante. C’est ma voix, mon ressenti. Et quand j’ai commencé à montrer ce que j’écrivais, les gens ont fait l’éloge de ma voix. Donc je me suis dit que je pouvais le faire.

Quand avez-vous lancé votre première chanson ?

J’ai pris du temps car je l’ai lancée en 2013, alors qu'officiellement, j’ai commencé à chanter en 2010. Au début, j’ai participé à des titres d’autres interprètes avant de lancer ma première création personnelle. J’ai chanté quelques refrains pour des MC de ma région, je suis de Jacarei (dans l’intérieur de l’Etat de São Paulo, ndr). Quand je suis arrivée à São Paulo, ça a été une expérience très différente et j’ai commencé à acquérir un certain bagage qui m’a donné beaucoup d’inspiration de sujets à évoquer. Donc j’ai commencé à beaucoup écrire. Mais j’étais venue pour étudier, dans le domaine de la mode. Ce qui a aussi élargi mon regard sur d’autres choses, sur le monde.

Vous dites que vous souhaitiez parler de ce qu’il y avait en vous. Quels étaient ces sujets que vous vouliez évoquer dans vos chansons ?

Des sentiments, de comment on se sent quand il se passe quelque chose de négatif dans votre vie et que vous gardez tout en vous. Parce que malgré mes apparences très extraverties, j’ai toujours été une personne assez secrète. Donc je ne racontais jamais rien à personne et d’une certaine manière, ça me suffoquait. C’était une crainte de montrer mes peurs, mes douleurs, mes tristesses, mais aussi mes joies, mes souvenirs. J’ai aussi pu parler dans mes textes de mon enfance, qui a été très agréable. Parce que j’ai des parents incroyables. Mais je me souviens aussi que je vivais dans un quartier plutôt dangereux, d’avoir vu des amis ou des frères et soeurs de mes amis mourir. Ce sont des nuances de nos vies et des expériences que l’on vit ou dont on est témoin que je voulais évoquer. J’écris toujours sur ça aujourd’hui, mais dans une nouvelle perspective, qui est celle de la vie que j’ai à São Paulo. Et cette vie est faite de la course folle du quotidien, mais aussi du fait que je vis de la musique, du moment politique bien chaotique que nous vivons actuellement.

C'est en proposant un style qui vous est propre que vous avez réussi à vous imposer. Qu'est-ce qui vous distingue ?

La plupart des gens du milieu du rap et du hip-hop faisaient des choses surtout très rimées, elles prêtaient moins attention à la partie mélodique. Et esthétiquement parlant, c’était plus urbain. Quand on a lancé en 2013 le clip de Meu Rapjazz avec un personnage qui pouvait être des années 1920, de maintenant, on n'était pas dans ce genre de récit. Et le son mélangeait les influences qui sont les miennes : le rap et le jazz. C'est ce qui faisait la différence.

L'année suivante, vous lancez votre premier album...

En 2014, j’ai en effet sorti Tássia Reis, qui comptait sept titres. Et c’est là qu’on a commencé à faire de vrais concerts. Ça a été un véritable tournant. Pas mal de personnes ont commencé à percevoir le potentiel de ce profil différent. Les festivals ont commencé à plus nous solliciter, ce qui nous a permis de gagner en visibilité.

Etre femme et noire, c’est une lutte pour parvenir à entrer dans ce milieu ?

Oui, c’est une lutte au quotidien ! On entend par exemple tous les jours « ah mais quelle est ta maison de disque » : on n’en a pas ! Je suis une femme qui mesure 1,80 m, qui est noire, qui a une position. Je ne suis pas forcément ce qu'une maison de disque veut présenter à la société.

Ne pas avoir de maison de disque, c’est aussi ce qui vous permet de conserver votre liberté ?

On peut en effet dire ce qu’on veut, ce qui est génial. C’est compliqué, mais maintenant avec mon équipe, on a réussi à construire une image pour pouvoir dire Je suis Tássia et je sais ce que je veux et ce que je ne veux pas. Mais beaucoup de jeunes filles n’ont pas cette chance de pouvoir être elles-mêmes dans ce milieu. Ou d’avoir un minimum de visibilité pour pouvoir construire leur trajectoire, leur histoire, pouvoir s’imposer dans un marché qui est cruel. Mais chaque jour apporte une bataille différente.

Quels sont les artistes actuels que vous appréciez ?

Il y a beaucoup de personnes faisant de la soul vraiment géniale. Luedji Luna par exemple est très intéressante, elle apporte un son qui lui est propre. Tout comme Xênia França aussi. Mais j'aime aussi Afrocidade, un groupe super de Bahia, Fabricio, un chanteur merveilleux de l’Espirito Santo. Et bien sûr Liniker, qui est une artiste encore jeune et incroyable. Elle ira loin.

Que des artistes dont les sons ne sont pas commerciaux et qui ont des choses à dire. Au même titre qu'Edgar et Teto Preto, qui vont aussi se présenter au Festival des Escales. Vous semblez avoir tous ce point commun : avoir une parole engagée. Vous pensez qu’avec vos chansons, vous pouvez avoir un rôle dans ce groupe d’artistes qui veulent voir la société évoluer ?

Je pars du principe que ma vie, mon existence dans ce monde, est déjà politique. Dans un monde qui voudrait que je ne sois pas là, encore moins dans la situation que j’ai actuellement, à savoir être entrepreneuse, gagner de l’argent grâce à mon activité. Je ne suis pas ce que la société attendait que je sois, elle attendait que je sois moins. Ce qui a déjà un impact sur la société. L’aspect autobiographique de mon oeuvre parle aussi de ces problématiques sociales car je les vis au quotidien. Il y a un rôle à avoir, mais ce n’est pas à moi que doit revenir cette idée de « je vais composer une musique pour changer le monde ». 

L’idée serait plus de montrer que l’on peut faire ce qu’on veut ?

Oui, plus sur l’existence. Et si ça peut changer la vie de quelqu’un, j’en suis très heureuse. Mais je pense que ce serait très prétentieux de dire que je pense faire un son dans le but de changer la vie des gens.

Vous soignez beaucoup votre apparence. Et notamment, il y a un véritable travail autour de vos cheveux. A chaque photo, un nouveau style !

J'ai rencontré une hair stylist et depuis on travaille beaucoup ensemble. Mais la question d’assumer nos cheveux crépus, c’est une chose compliquée au Brésil. Tout le monde peut te dire, il faut t’assumer, mais si dans ta vie professionnelle ça t’empêche de gagner ta vie, c’est quand même problématique. Même si on veut aller contre ça, c’est une réalité structurelle du Brésil. Je peux avoir mes cheveux comme je le souhaite, parce que j’en ai la possibilité, ce qui n’est pas le cas de tout le monde au Brésil. Mais il y a un moment où il faut se battre tout de même parce que ce n’est quand même pas normal que la société souhaite m’imposer une coiffure plutôt qu’une autre. Qui a dit que la norme devait être d’avoir la peau blanche, les cheveux lissés ? Je pense que pouvoir utiliser la coiffure que l’on veut dans son travail et dans sa vie, c’est très libérateur.

Sur le plan artistique, quelles sont les perspectives ?

Quand on vit des moments de chaos, l’art se soulève pour pouvoir tenter de s’opposer à ça. L’art dans ces moments-là permet de nourrir l’âme des personnes, mais aussi leur sentiment de lutte. Je pense que ce n’est pas pour rien que tant d’artistes cassant les stéréotypes surgissent actuellement. Ce qui enrichit évidemment la vie artistique.

Face à la situation actuelle, votre activisme reste pleinement d'actualité...

Pour moi, il y a deux dossiers prioritaires : la vie des noirs et celle des femmes, qui sont les plus vulnérables. Les chiffres sont alarmants. Mais malheureusement dans ce pays, beaucoup de gens pensent que les droits de l’homme, c’est une perte de temps. Et les Brésiliens sont éduqués pour aller travailler, non pas pour avoir une conscience politique. Dans ma famille, par exemple, on nous a enseigné l’esprit critique. Mon père était ouvrier et avant-gardiste d'une certaine manière, car il nous a appris à réfléchir par nous-mêmes, à ne pas suivre les peurs transmises par la télévision par exemple dans des émissions comme celles de Datena (José Luiz Datena, présentateur d'une émission quotidienne de faits divers sur la Band, ndr). La fabrication de la peur est incroyable au Brésil.

Laisser une réponse