Il y a déjà plus d’une semaine, le vendredi 25 janvier, le barrage minier qui a cédé à Brumadinho a plongé cette petite ville du Minas Gerais et ses alentours dans le chaos. Si le bilan humain est très lourd (134 morts et près de 200 disparus, selon le dernier bilan ce mardi 5 février), les impacts et conséquences sur la région s’annoncent colossaux. Voici un récit des trois journées qui ont suivi ce désastre, sur place.
Dimanche 28 janvier : nouvelle alerte et désespoir
Dimanche 28 janvier, une sirène réveille la plupart des habitants du centre de Brumadinho, vers 5h30. Les pompiers et équipes de secours frappent et hurlent aux portes des maisons, sommant les habitants de se préparer à fuir et abandonner leur domicile au plus vite… Un autre barrage, lui aussi propriété du groupe Vale, menace de céder et de déverser près d’un million de mètres cubes d’eau. Vale est, en plus du premier employeur de la ville, le premier producteur de minerai de fer au monde. Toute la matinée, la situation est confuse, le centre de la ville étant bouclé, la population en alerte dans un climat de peur et de grande confusion.
La ville est le théâtre d'un ballet incessant d’hélicoptères qui survolent les kilomètres de la gigantesque coulée de boue qui s’est étalée sur la région. Comme un malheur ne vient jamais seul, cette boue est toxique car chargée de résidus de métaux lourds issus de l’extraction du minerai de fer. A ce moment de la journée, le nombre de morts – retrouvés – ne dépasse la dizaine, mais habitants comme autorités ne se font guère d’illusions quant au sort des plusieurs centaines de disparus.
Le stade de football champêtre de Brumadinho fait office d’héliport improvisé. L’activité y est grande, les appareils s’y délestant aussi bien de matériels, d’hommes que de sacs macabres… Une église évangélique est déjà au bord de la pelouse, pour décharger en chanson et avec le sourire des milliers de bouteilles d’eau. Car oui, l’eau va bien être l’enjeu majeur des prochains jours (et des prochains mois) tant la coulée de boue toxique semble immense…
En face de l’hôpital et du stade, Vale a installé un « centre d’accueil » où la tension est palpable. Des employés de l’entreprise, chasuble et casquette Vale sur la tête, s’efforcent de répondre aux multiples questions avec prudence et beaucoup de gêne… Certaines familles guettent avec émotions l’atterrissage d’hélicoptères, d’autres attendent, le regard vide, les yeux lourds. Un vent de révolte souffle dans l’après-midi, certains proches de disparus ne pouvant plus supporter la situation, exprimant leur désespoir et surtout leur rancœur contre le géant minier brésilien. En effet, le barrage qui avait déjà cédé il y a trois ans à Mariana appartenait aussi à cette même entreprise (via la société Samarco, codétenue par Vale). Si le bilan humain officiel était moins lourd, c’était jusqu’à aujourd’hui la plus grande catastrophe environnementale de l’histoire du Brésil… et tout cela à une centaine de kilomètres de Brumadinho !
Quand dans l’après-midi le responsable des pompiers annonce à la presse que l’alerte concernant le deuxième barrage est stoppée et les brèches colmatées, la tension retombe quelque peu en ville, les autorités laissant à nouveau la population circuler librement. Plusieurs femmes profitent de l’occasion pour interpeller les journalistes pour leur montrer les papiers d’identité de leur mari ou d’un proche, disparu depuis trois jours. L’espoir est mince, le désespoir est grand.
Lundi 29 janvier : le fantôme de Mariana
Lundi 29 janvier. L’aube passée, l’ambiance est déjà surréaliste. La ville bourdonne sous l’incessant trafic des hélicoptères. La petite morgue municipale est bondée comme sans doute jamais, la queue occupe tout le trottoir. La nuit a gonflé le décompte macabre et a amené son lot d’anecdotes tragiques. Les habitants guident bien volontiers les journalistes sur certains lieux de recherches, avec bienveillance et le souhait que les médias exposent cette tragédie, leur tragédie. Une ferme a notamment été totalement détruite. Le champ de salades et patates douces a laissé place à un paysage martien d’une puanteur déconcertante. Quelques pompiers, bien démunis, marchent péniblement sur cette mer boueuse, à la recherche d'indices pour retrouver des corps. Ici, on croit apercevoir un bras ou une jambe figé dans la boue, là on renifle une zone, à la recherche d’une odeur plus forte que la normale…
L’après-midi s’est tenue une réunion publique près d’un petit poste de santé. Les différents acteurs de la catastrophe s’y sont retrouvés (notamment le MAB, Movimento dos Atingindos por Barragens – Mouvement des victimes de Barrages, Vale, les différentes équipes de secours). Un nom revient constamment dans le houleux débat : Mariana. Les habitants ne peuvent accepter qu’une telle catastrophe se reproduise en pire, les équipes de secours s’appuient sur leur expérience de cette autre catastrophe…
Malgré la tension, seule la chaleur écrasante aura interrompu cette réunion, une fumée suspecte se dégageant d’un appareil électronique provoquant un début de panique… la peur est là, omniprésente. Après cette journée éprouvante, l’ambiance est pesante dans le petit hôtel sur les hauteurs de la ville, d’autant qu’il est totalement vide, réservé par Vale… mais pourquoi ?
Mardi 30 janvier : dons et fouille harassante
Mardi 30 janvier. La rue de la petite morgue est maintenant bloquée tant les habitants font la queue pour saluer une dernière fois les défunts. Le cimetière voisin a lui subi un léger lifting. La télévision annonce son nouveau lot de corps retrouvés, inlassablement. Aux différents postes de santé, le bénévolat et l’altruisme prennent doucement le pas sur le chaos. La solidarité brésilienne a porté ses fruits et des tonnes de dons (notamment vestimentaires) sont à trier, distribuer.
Une équipe de pompiers est envoyée sur un site où de nouveaux corps seraient apparus. La fouille est pénible, harassante. La boue a changé de consistance et prend la forme d’une colle aux reflets variés et l'odeur générale s’est encore aggravée. Les pompiers, souvent jeunes, doivent progresser dans la boue à quatre pattes ou en rampant sur d’énormes étendues. Des plats froids arrivent et une petite collation s’improvise. Pas le temps de se changer ni même de retirer ses gants, les visages sont marqués, les consignes absorbées entre deux bouchées. Les autorités ont commencé à verrouiller plusieurs sites sensibles.
Une employée de la mine voisine (Mina do Feijão) explique que le téléphone de son frère, disparu quatre jours plus tôt, sonne encore et qu’avec une application de localisation, elle sait parfaitement où il se trouve. Sans toutefois pouvoir y accéder… Les habitants dialoguent très facilement et calmement sur leurs plaies encore ouvertes. Le patron d’un bar qui se demande comment la bière locale va continuer à être fabriquée, le serveur d’un restaurant qui a perdu sa collègue, l’hôtelier qui ne sait plus comment arroser son potager… Chaque habitant semble avoir perdu un proche ou une connaissance tant le désastre est énorme à l’échelle de la ville.
Comme souvent au Brésil, dans les pires moments naissent de belles choses, et c'est Leci Strada, poète et chanteur originaire de Brumadinho, qui a écrit ses mots qui deviendront chanson :
« Que dor é essa vermalha de lama
Que clama, não sei
Que dor é assa que sinto na alma
Na vida, na fauna, perdida sem lei.
[…]
« Somos dessa terra, vivemos da serra
E não estamos sozinhos, por mais que aconteça
Por mais que padeça, somos Brumadinho. »
Guy Pichard est un journaliste et photographe free-lance établi au Brésil