Chercheur, écrivain, journaliste (Le Point, L’Obs, Slate…), producteur de radio (Soft Power sur France Culture) et grand voyageur, Frédéric Martel a bousculé l’église catholique en février dernier avec la sortie de son ouvrage Sodoma : enquête au cœur du Vatican (Robert Laffont), qui a mis en lumière l’homosexualité d’une grande majorité des pensionnaires de l’Etat pontifical. A l’occasion de sa publication au Brésil au début du mois (sous le titre No Armario do Vaticano, Ed. Companhia das Letras), l’auteur était invité à l’édition 2019 de la Flip de Paraty (du 10 au 14 juillet). Bom Dia Brésil l’a rencontré à Rio, où il a donné la semaine dernière une conférence à la Bibliomaison sur le journalisme d’investigation.
Vous avez mis quatre ans à écrire Sodoma. Votre démarche d’investigation journalistique, même pour des articles, est basée sur du temps long sinon moyen. Comment l’appliquer dans une société médiatique de l’instantané ?
Je ne pense pas qu’il y ait de modèle. Cela m’arrive de travailler aussi bien dans la rapidité que dans le très long terme, les deux ont leur valeur. Ces dernières années, j’ai beaucoup travaillé sur le Vatican et sur l’église catholique, ce qui m’a demandé des milliers d’entretiens. Ce qui me permet aussi de travailler très vite sur un cas spécifique en ce moment, parce que j’ai eu ces quatre années derrière moi, je connais les codes, j’avais déjà croisé ces informations. Ainsi, un journaliste d’investigation, même s’il est amené à travailler dans des délais courts, peut parfois s’appuyer sur un temps long de préparation, même si ce dernier n’était pas destiné au départ à l’écriture de l’article en question. Après, il y a une partie du journalisme d’investigation en France qui ne repose pas sur de l’investigation. On l’a vu justement avec Mediapart, mais c’est aussi le cas du Canard Enchaîné, parfois, les informations arrivent par La Poste ou par e-mail, limitant le travail du journaliste, même s’il y a toujours un travail de vérification et de complément d’information. Mais j’ai le sentiment qu’aujourd’hui en France, il n’y a pas grand-monde qui est capable de passer quatre ans sur un sujet et de creuser. Même les journalistes des hebdomadaires sont rattrapés aujourd’hui par la vitesse du quotidien et c’est d’ailleurs une raison de leur disparition. Après, le problème principal du journalisme d’investigation, sérieux et long, ce sont les coûts. Les quatre années que je viens de passer représentent des centaines de voyages, de nuits d’hôtel, sans compter les repas, les taxis, etc. Mediapart ne peut pas financer cela par exemple. L’idéal serait de créer des espaces médiatiques avec des moyens, mais aussi des techniques sérieuses qui vont permettre de s’inscrire dans la durée sur des projets.
Les « affaires » que peuvent sortir les médias ne sont pas appréciées par ceux qu’elles concernent, mais aussi par une partie du public, qui ne les trouvent pas toujours légitimes, comme celle qui a concerné François de Rugy. Vous-même, vous avez pu subir ce type de critique pour Sodoma. Comment le journaliste d’investigation doit orienter ses choix ?
Pour ma part, j’ai plutôt fait de la narrative non-fiction, ce qui est très différent. Il y a une partie d’investigation, mais il s’agit d’un livre, d’une écriture sur le très long terme, très travaillée, pas du tout journalistique au fond. Mais, par nature, se lancer dans ce type d’investigation suscite des critiques car cela va heurter des intérêts. On le sait dès le départ. Pour Sodoma, je m’attendais aux critiques, mais ce n’est pas un problème car, sans me comparer à eux, lorsque des références de narrative non-fiction pour moi comme L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne ou Hommage à la Catalogne de George Orwell sont sortis, ils se sont fait massacrer. On ne le vit pas mal non plus, tant qu’il n’y a pas d’erreurs factuelles. Si les gens ne sont pas d’accord avec l’analyse, c’est leur problème, mais une grande majorité a dit que ce que je décrivais du système était vrai. Ils peuvent dire « il ne fallait pas le dire » ou « vous ne voyez qu’un seul aspect des choses », mais en l’occurrence, mon sujet était l’homosexualité au Vatican et cela méritait d’être traité, selon moi.
Quid des sources. Les messages de l’opération Lava Jato dévoilés depuis le mois dernier par The Intercept Brasil ont été obtenus par hacking. Est-ce légitime de les publier ?
Glenn Greenwald, que j’ai déjà rencontré et interviewé, est un assez grand journaliste. Nous sommes dans un contexte particulier, lui et son compagnon sont menacés, avec des juges compromis, donc je pense que cela méritait d’être publié. Glenn Greenwald est fidèle à la méthode d’Edward Snowden et continue à défendre WikiLeaks, ce qui n’est pas mon cas. Si on prend le cas Snowden, que j’ai plutôt défendu, il a commis un acte illégal, qui pourrait justifier qu’il soit sanctionné, mais les informations qu’il a révélées, leur portée civique et d’intérêt général, sont tellement grandes qu’elles peuvent justifier le fait d’avoir enfreint la loi jusqu’à un certain point. C’est pour moi la différence fondamentale entre lui et WikiLeaks, qui est dans l’illégalité totale et mérite d’être condamné car je ne pense pas qu’on puisse diffuser des télégrammes diplomatiques et des informations des services secrets, d’autant plus si cela n’a pas une nécessité de bien public. Pour mon livre, toutes les informations ont été obtenues de manière légale, au contraire, j’ai évité d’utiliser beaucoup de sources non vérifiées. Au final, je ne crois pas qu’un journaliste puisse tout publier, même si les informations ont été obtenues de manière légale. Mediapart est parfois un peu limite, mais ce n’est pas eux qui ont fait démissionner François de Rugy par exemple, c’est parce que lui-même, le président de la République et le Premier ministre ont estimé qu’il devait le faire. J’imagine qu’il ne l’aurait pas fait si ces faits n’étaient pas apparus problématiques pour ceux qui lui ont demandé de démissionner.
Vous avez vous-même été confronté à des informations que vous avez décidé de ne pas publier ?
Oui bien sûr, dans mon livre, au départ, je sais qu’il y a énormément de choses que je ne peux pas publier. On m’a d’ailleurs critiqué pour avoir fait des insinuations sans avoir de preuves, en réalité, je les ai, mais je ne peux pas les utiliser parce que je ne voulais pas « outer » les personnes vivantes, qui est une règle à la fois légale et morale, et puis je ne suis pas un juge. C’est d’ailleurs l’un des problèmes des journalistes qui veulent se faire leur petit « Watergate ». Je suis en désaccord avec ce mouvement-là. On n’attaque pas la réputation de quelqu’un à partir d’informations qui n’ont pas été recoupées. Par ailleurs, je n’ai accusé personne non plus dans mon livre d’abus sexuel ou même de cover up s’il n’y avait pas déjà de preuves, des jugements ou des condamnations sur lesquels m’appuyer. J’aurais pu le faire, j’ai rencontré des personnes accusées de beaucoup de choses, mais on ne sait jamais d’où ça vient, les victimes ne se présentent pas toujours. Mon livre n’est de tout façon pas du tout sur ce sujet-là, mais sur l’homosexualité qui, elle, n’a rien d’illégal.
Dans le cadre de votre livre, vous avez donc travaillé sur l’église catholique, enquêtant notamment en Amérique du Sud. Que diriez-vous de sa situation au Brésil, où les églises évangéliques montent en puissance, notamment à ses dépens ?
Je dirais qu’elle a encore de beaux restes au Brésil, elle reste encore la religion majoritaire dans le pays, même si on pense qu’elle ne le sera plus à horizon 2030-2040, ce qui laisse un peu de marge. Je pense qu’elle est vulnérable parce que ce qui a longtemps fait son succès par rapport au protestantisme, à savoir sa hiérarchie, son centralisme, son devoir d’obéissance, n’a plus la souplesse d’adaptation face à la complexité du monde. Un discours qui peut être accepté dans certains pays ne le sera plus dans d’autres, il ne pourra pas connaître des évolutions sur certains aspects comme le célibat des prêtres, la place des femmes ou encore la question homosexuelle. Cela empêche l’église catholique de s’adapter à l’époque et au terrain dans lequel elle est. Par exemple, on voit bien qu’en Amazonie, il n’y a plus de prêtres et comme on ne peut pas en faire venir d’ailleurs, ordonner des hommes mariés ou des femmes représenterait une solution, ce qui est d’ailleurs l’objet du synode du mois d’octobre qu’organise le pape François. De son côté, l’avantage des évangéliques, c’est la décentralisation, chacun peut créer son église ou presque et chacun fait ce qu’il veut. Il y a cette souplesse de fonctionnement, qui se retrouve aussi dans la liturgie, face à l’église catholique qui empêche toute liberté créatrice. On a donc une église très conservatrice, très peu adaptable, où il n’y a plus de prêtres et où une partie importante des cardinaux sont en réalité ultra-conservateurs, ce qui dessert même son conservatisme. Ainsi, le résultat de cette incapacité à s’adapter, c’est un système à bout de souffle et surtout l’hypocrisie : on sait que dans beaucoup de villages du Mexique, d’Equateur, de Colombie ou encore de Bolivie, les prêtres vivent avec une femme. Et au Vatican, tout le monde est très homophobe, mais a des relations sexuelles avec des hommes. C’est une spécificité de l’église catholique et c’est ce qui la conduit à sa faillite. Avec les milliers d’affaires d’abus sexuels à laquelle elle est confrontée à travers le monde, le bateau est en train de couler partout et ce n’est que le début.
Pour finir, vous revenez pour la première fois au Brésil depuis votre trilogie de reportages pour Slate publiée lors de la dernière élection présidentielle. Quel est votre regard sur la situation actuelle ?
Je n’ai pas vu de différences dans les endroits où je suis allé avant, on n’a pas l’impression d’être dans une dictature militaire quand on est à Rio ou à São Paulo. En revanche, j’ai assisté à la conférence de Glenn Greenwald justement à Paraty et des pro-Bolsonaro sont venus avec drapeaux, haut-parleurs et feux d’artifice afin de l’empêcher d’avoir lieu. Elle a été inaudible à cause du vacarme et des insultes au micro qu’ils proféraient de l’autre côté de la rive où se tenait l’événement. Cela ne serait pas possible en France. La police ne laisserait jamais des opposants empêcher un meeting public et autorisé par exemple. C’est donc quelque chose qui me paraît profondément anormal et la police de Paraty aurait dû intervenir pour les faire bouger ailleurs.