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Lors d'un opération des forces armées dans le quartier Vila Kennedy (Agência Brasil)

Intervention fédérale à Rio, des questions en suspens

Il y a deux mois, le 16 février, le gouvernement de Michel Temer décrétait une intervention fédérale dans la sécurité publique de l’État de Rio de Janeiro. Une première dans l’histoire du Brésil depuis l’instauration de la constitution de 1988. Reste que si la mesure semble largement appuyée par les Cariocas (76 % des habitant de Rio l’approuvent, selon un sondage Datafolha réalisé en mars dernier), ses contours restent bien flous pour la plupart des observateurs. Tour d’horizon des questions qui accompagnent l’intervention fédérale à Rio.

L’intervention fédérale à Rio : de quoi s’agit-il ?

Le général Walter Braga Netto (Agência Brasil)

Depuis le 16 février, les effectifs des polices civile et militaire, des pompiers et de l’administration pénitentiaire de l’État de Rio ont été placés sous l’autorité d’un interventor federal, le général Walter Souza Braga Netto, qui répond directement au président de la République Michel Temer. « C’est comme s’il y avait deux gouverneurs dans l’État de Rio de Janeiro, un gouverneur pour la sécurité et un gouverneur pour le reste », résume André Castro, défenseur public général de Rio de Janeiro, très critique de cette mesure. L’intervention est fixée dans le temps : elle doit prendre fin le 31 décembre 2018, et le 1er janvier 2019, le gouverneur de l’État de Rio de Janeiro y reprendra le contrôle de la sécurité publique.

La situation de Rio de Janeiro est particulière. Les organisations criminelles y exercent le contrôle, au moins partiel, de certains territoires.

Quels sont les arguments des partisans de l’intervention fédérale ?

Le ministre de la Sécurité publique, Raul Jungmann (Agência Brasil)

« C’est une mesure extraordinaire qui intervient dans le contexte d’une crise républicaine et fédérale de la sécurité publique », indiquait le ministre de la Sécurité publique Raul Jungmann le 3 avril dernier, lors d’un débat organisé par Globo au consulat général de France à Rio de Janeiro. « Elle est dirigée par un militaire, mais c’est une intervention civile : le général Braga Netto répond au président de la République ». Selon Raul Jungmann, l’intervention vise avant tout à « redonner à la police de Rio les moyens de faire son travail. »

Pour José Vicente da Silva Filho, colonel en retraite de la police militaire de São Paulo, si l’État de Rio de Janeiro n’est pas celui où la situation de la sécurité publique est la pire, il est plus important que d’autres à cause du tourisme, de l’économie, et du nombre de communautés contrôlées par des groupes criminels lourdement armés. Cité par la Folha de S. Paulo, il ajoute défendre « jusqu’à la nomination d’un militaire à la tête des forces de sécurité : le poste demande des connaissances de stratégie et de planification dont peu de civils disposent ».

Dans une tribune publiée dans Veja le 14 mars, le juge Sergio Moro s’est lui aussi exprimé en faveur de l’intervention : « Les organisations criminelles doivent être combattues avec un travail d’enquête et des peines de prison. Ce n’est pas le rôle des Forces armées, qui n’ont pas pour mission de réunir des preuves ou de rendre des jugements. Mais la situation de Rio de Janeiro est particulière, écrit-il. Les organisations criminelles y exercent le contrôle, au moins partiel, de certains territoires. Dans ce contexte d’urgence, les Forces armées ont un rôle à jouer, car la souveraineté nationale est remise en question dans ces territoires. »

Cette intervention, c’est du bolsonarisme sans Bolsonaro, c’est un coup politique pour le sortir du jeu.

Quels sont les arguments des opposants à l’intervention fédérale ?

Le député de l'Etat de Rio Marcelo Freixo (Agência Brasil)

L’ancien candidat (Psol) à la mairie de Rio de Janeiro Marcelo Freixo ne mâche pas ses mots. Lors d’une soirée réunissant plusieurs intellectuels s’opposant à l’intervention fédérale, à laquelle Bom Dia Brésil a assisté fin février, il reconnaissait que « la crise de la sécurité à Rio est une crise très profonde. Mais l’intervention fédérale, ce n’est pas une action militaire, c’est une action politique. C’est une mesure électorale, prise pour sortir le MDB (le parti du président Michel Temer) de l’ornière. C’est une fraude démocratique, pas un projet de sécurité ! »

Pour Ibis Pereira, ancien commandant de la police militaire de Rio et proche de Freixo, le recours aux forces armées à Rio est une vieille recette : « De 2006 à aujourd’hui, on a fait intervenir l’armée onze fois à Rio. C’est mauvais pour tout le monde, y compris pour l’armée dont ce n’est pas le rôle. C’est une mesure dangereuse. Après l’intervention fédérale, qu’est-ce qu’on va inventer ? L’état d’urgence, l’état de siège ? C’est dangereux pour la démocratie ».

D’autres voient dans l’émergence de l’ultraconservateur Jair Bolsonaro la vraie raison de cette intervention. Luis Eduardo Soares, anthropologue et écrivain (il a notamment coécrit Tropa de Elite), « cette intervention fédérale est une honte. C’est improvisé, irrationnel, les effets produits seront uniquement cosmétiques. Le contexte politique est important. Pour la présidentielle 2018, on ne voit pas de candidat émerger à droite et au centre, hormis Bolsonaro. Cette intervention, c’est du bolsonarisme sans Bolsonaro, c’est un coup politique pour le sortir du jeu. »

Jurema Werneck, directrice exécutive d’Amnesty International Brésil, considère pour sa part que l’intervention fédérale est une mesure « inadaptée et inacceptable. On se pose énormément de questions sur ce qui va se passer, c’est la preuve de son inconsistance. L’action de l’armée va se traduire par davantage de gens blessés ou tués et aucun résultat. Ceux qui seront touchés, ce sont les habitants des favelas, pas l’industrie de la drogue. C’est une mesure prise par des hommes blancs et âgés, qui va conduire à la mort d’hommes jeunes et noirs, qu’ils soient soldats ou liés au trafic. »

Enfin, pour Renato Sérgio de Lima, directeur du Forum brésilien de sécurité publique, le général Braga Netto n’était peut-être pas le mieux placé pour conduire cette intervention : « L’armée a la culture du contrôle de l’information, alors que la sécurité publique réclame de la transparence. »

Quels moyens vont accompagner cette intervention ?

Des policiers militaires en opération à Rocinha (Agência Brasil)

L’interventor, le général Braga Netto, a d’abord à sa disposition des moyens humains : sont réunis sous son autorité 46.000 policiers militaires, 9.000 policiers civils, 15.500 pompiers et les quelque 50.000 hommes du Commandement militaire de l’Est (24 % des effectifs de l’armée brésilienne). Reste qu’une bonne partie de sa mission va consister à réorganiser ces moyens humains. Comme le rapportait la Folha de S. Paulo fin février dernier, en 2014, sur 43.538 policiers militaires, à peine 60 % étaient disponibles pour faire un travail de police sur le terrain : 2.155 étaient prêtés à d’autres institutions, 3.436 étaient inaptes au service, et 10.100 se consacraient à des fonctions administratives. Compte tenu des vacances et des rotations, seuls 6.560 policiers militaires étaient au final disponibles chaque jour pour assurer la sécurité publique dans l’État de Rio. Sans parler de la corruption : « Une partie de la police de Rio a un problème de promiscuité avec le crime », a reconnu Raul Jungmann. « L’intervention sera plus efficace si elle parvient à restructurer la police de Rio que si elle part faire la guerre aux trafiquants dans les communautés », indique Renato Sérgio de Lima,

L’interventor va également disposer de moyens financiers. Le gouvernement Temer a décidé le 27 mars de débloquer 1,2 milliard de reais pour les opérations contre la violence à Rio. Le général Braga Netto espérait 3,1 milliards de reais. Mais comme le révélait O Globo le 11 avril dernier, aucun centavo de ces 1,2 milliard n’est arrivé à Rio pour le moment. Selon le quotidien, l’argent est bloqué parce que la nomination d’une partie de l’équipe de Braga Netto n’a pas été publiée au Journal officiel. Pour certains, il est de toute façon parti pour être vite gaspillé. Renato Sérgio de Lima, directeur du Forum brésilien de sécurité publique, n’a pas hésité à dire tout le mal qu’il en pensait au ministre Raul Jungmann lors du débat organisé par Globo le 3 avril : « Dépenser 1,2 milliard pour améliorer quelques indicateurs de sécurité publique, ça frise la prime à l’incompétence. » Un avis partagé par le défenseur public général de Rio de Janeiro, André Castro : « De 2006 à 2016, l’État de Rio a doublé ses dépenses de sécurité publique, avec le résultat qu’on sait. L’intervention fédérale, cela revient à augmenter la dose d’un médicament qui tue le patient. »

Enfin, l’équipe du général Braga Netto étudie le recours à certains nouveaux outils légaux, dont le mandat de perquisition et de saisie collectif, qui pourrait être délivré pour une zone géographique aussi large qu’une rue, un pâté de maison ou un quartier. Pour le juge carioca Milton Fernandes de Souza, l'utilisation de mandats collectifs ne serait pas nouvelle. « Quand on ne peut pas identifier les rues et les maisons dans des endroits non urbanisés, si la perquisition ne peut pas avoir lieu, on ne peut pas lutter contre les actes criminels », a-t-il déclaré le 12 avril, cité par Agência Brasil. « Mais c’est une carte blanche pour perquisitionner partout, affirme pourtant Andre Castro, et c’est clairement anticonstitutionnel. »

Quels ont été les premiers résultats de l’intervention fédérale à Rio ?

Lors d'une opération à Vila Kennedy, début mars (Agência Brasil)

Si 76 % des habitants de Rio approuvent l’intervention fédérale selon le sondage Datafolha réalisé en mars, 69 % pensent que la présence de l’armée ne produit aucune différence en termes de sécurité dans la ville. « Pour l’instant, l’intervention n’a rien donné, les groupes criminels n’ont pas peur et paradent armes à la main dans les favelas où ils sont présents », a lancé le journaliste de Globo Merval Pereira lors du débat avec le ministre Raul Jungmann.

Depuis le 16 février, le quartier Vila Kennedy, dans la zone ouest de Rio, a été choisi pour être un laboratoire de cette intervention, avec des opérations quotidiennes où les forces armées interviennent en appui de la police militaire. Une des premières actions de l’intervention, une opération de fichage des habitants par les militaires le 16 février, a été mal perçue par certains juristes. « C’était une violation de la liberté de mouvement pour les gens qui n’avaient pas leurs papiers », souligne Andre Castro. Pour le quotidien Extra, difficile d'observer un réel changement avec ces opérations après deux mois d'intervention : pendant que les forces de l’ordre contrôlent un secteur de Vila Kenedy, autour de la place Miami, les groupes criminels défilent sur d’autres avenues et rues du quartier.

« Il faut nous donner du temps, attendre que cette intervention fédérale résolve en quelques semaines des problèmes qui remontent à des décennies, ce n’est pas très sérieux », rétorque Raul Jungmann. Le coup de filet qui a permis l’arrestation de 149 miliciens le 7 avril dernier est peut-être le premier résultat tangible obtenu sous l’autorité de l’interventor.

Et après l’intervention ?

Dans la foulée de la mise en place d’un intervention fédérale dans l’État de Rio de Janeiro, la création d’un ministère de la Sécurité publique, confié à l’ancien ministre de la Défense Raul Jungmann, a été annoncée le 26 février. « Je suis d’accord avec le constat qui a été fait d’une crise fédérale de la sécurité publique », analyse Renato Sérgio de Lima. « Il n’y avait pas d’organe capable de coordonner au niveau national les efforts de sécurité publique. Il faut désormais de l’innovation, de la coordination entre les Etats »

Lors du débat sur la sécurité publique organisé par Globo, Raul Jungmann a livré quelques pistes sur la façon dont son ministère comptait faire de la sécurité publique un problème national : en s’attaquant au crime organisé dans les prisons, en le combattant au niveau national et transnational, en poussant pour que des pressions diplomatiques soit exercées sur certains pays voisins où transitent les armes qui entrent au Brésil. S’il est confiant sur la capacité du général Braga Netto à lancer la restructuration de la police à Rio, d’autres le sont moins, à l’image du colonel Ibis Pereira, ancien commandant de la police militaire de Rio : « Les polices civile et militaire de Rio sont aujourd’hui en ruine, et elles le resteront après l’intervention. Le 1er janvier 2019, la situation sera pire qu’aujourd’hui. »

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