Jeudi 18 avril, Reporter Sans Frontières (RSF) donnait une conférence à Rio de Janeiro pour le lancement de son classement 2019 sur la liberté de la presse dans les différents pays du monde. Elle était animée par Luz Mely Reyes, journaliste vénézuélienne, Natália Leal, journaliste et directrice de l’agence Lupa, et Emmanuel Colombié, directeur de RSF Amérique du Sud. Ce dernier s’est attardé pour Bom Dia Brésil sur la situation de la presse au Brésil.
Le Brésil est classé, cette année, 105e à l’index RSF, perdant trois places. Quelle y est la situation de la presse aujourd’hui ?
Le Brésil concentre à lui tout seul à peu près tout ce qu’on peut déplorer en terme d’attaques et d’entraves au libre exercice du métier de journaliste. Il y a notamment des cas de violences. On parle dans ce classement de l’année 2018, mais on va un peu déborder sur 2019 car il y a un contexte politique particulier. Le Brésil a des problèmes de concentration des médias, qui est un frein au pluralisme et à leur indépendance. Il y a des problèmes de violences car il y a encore dans ce pays des journalistes qui sont assassinés : quatre cas de journalistes assassinés en 2018 parce qu’ils étaient journalistes et qu’ils dénonçaient les choses qui dérangeaient.
Il y a aussi des violences fréquentes, voire quotidiennes, contre les journalistes, notamment dans le contexte des manifestations…
Les journalistes y sont agressés soit par les forces de l’ordre, soit par les manifestants qui vont de plus en plus cibler les journalistes qu’ils considèrent comme partisans du gouvernement ou comme des opposants purs et simples. Le Brésil est vraiment coupé en deux avec cette situation politique. Soit on est opposant, soit on est partisan de Jair Bolsonaro. Les journalistes qui ne sont pas partisans de Bolsonaro, c'est-à-dire la plupart des journalistes, sont, alors, directement attaqués, insultés, menacés.
Quelque chose qui est également intéressant et assez récent, c’est la reconnaissance des attaques en ligne et des campagnes de désinformations. C’est ce qu’on appelle du harcèlement digital. Des armées de supporters du gouvernement de Bolsonaro, par exemple, s’organisent pour attaquer sur Twitter, sur Facebook, sur les réseaux sociaux des journalistes qui ont dit du mal des activités du gouvernement. Donc cela crée des tensions, des situations personnelles et familiales dramatiques car on peut se retrouver menacé de mort du jour au lendemain. Ça va aussi créer de l’autocensure car les journalistes qui sont menacés vont avoir tendance à arrêter de critiquer, arrêter de faire leur travail d’information. Ce qui va générer des trous noir d’information et évidemment, nous à Reporters Sans Frontières, ce que l’on défend c’est la liberté d’informer et d’être informé.
Quelle est la marge de manœuvre de RSF dans ce contexte actuel très préoccupant ?
Nous allons continuer de dénoncer ce climat de haine dans lequel est plongé le pays. On va également continuer à dénoncer le fait que le propre gouvernement attaque directement des journalistes ou des médias qu’il considère comme propagateurs de fake news ou de partisans, les traitant de communistes, etc. Ce climat de travail est très compliqué. Il y a des pressions sans précédent. Le gouvernement Bolsonaro a tendance à court-circuiter les médias traditionnels et à communiquer à travers les réseaux sociaux. Le climat général est donc mauvais, pour ne pas dire catastrophique.
Que faire quand on est menacé de mort sur Twitter ? Beaucoup de journalistes qui ne sont pas professionnels ne savent pas vers qui se tourner.
Cela fait un peu plus de 100 jours que le président Bolsonaro est au pouvoir. Avez-vous pu observer certains changements dans l’exercice du métier de journaliste ?
Les journalistes doivent toujours s’adapter au contexte dans lequel ils travaillent. Il y a un climat généralisé de méfiance, parfois de haine, contre les journalistes. C'est évidement dramatique pour la liberté de la presse, pour la démocratie en général et pour les journalistes qui doivent s’organiser pour être en sécurité tout en trouvant des espaces où ils peuvent dénoncer ces attaques en lignes avec le soutien des plateformes. Que faire quand on est menacé de mort sur Twitter ? Beaucoup de journalistes qui ne sont pas professionnels ne savent pas vers qui se tourner. Donc, ce qui est important, c’est aussi de promouvoir le pluralisme et l’indépendance des médias. Evidemment les grands médias travaillent avec des dispositifs qui sont déjà existants mais pour les journalistes indépendants, les blogueurs, les radios communautaires au fin fond de l’Amazonie, il faut que l’on trouve des espaces où ces gens-là puissent s’exprimer et dénoncer des situations de menaces et de violences.
La comparaison entre les présidents Bolsonaro et Trump est souvent établie. Au niveau de leurs relations aux médias, y a-t-il des similitudes ?
Oui, il y a beaucoup de similitudes. Le président Bolsonaro est un grand admirateur du président Trump et a eu des méthodes de communication très similaires. Il ne fait pas d’interview avec les médias, ou alors très peu, et quand il les fait, il les fait avec des groupes de médias dont il est proche. C’est le cas du groupe Record qui est un des plus grands conglomérats de médias du Brésil et qui appartient au leader évangélique Edir Bezerra Macedo. Par exemple, pendant la campagne électorale, la seule interview que Bolsonaro a donnée, c’était à TV Record. Pour tout le reste, il ne veut pas s’exprimer dans les autres médias car il considère qu’ils sont trop critiques. Il a refusé, par exemple, au deuxième tour de faire le débat contre Fernando Haddad. Il va donc court-circuiter les médias traditionnels et répandre une méfiance généralisée. Cette méfiance part de tout en haut et se manifeste, au final, tout en bas par des gens qui sur Twitter vont envoyer des menaces de morts et parfois même agresser physiquement les journalistes.
Ces derniers jours, les juges du Tribunal Suprême Fédéral (STF) ont censuré les médias Antagonista et Crusoe, qui avaient publié des révélations sur la famille de l’un d’entre eux. Qu’en pensez-vous ?
C’est purement et simplement un cas de censure. Un de plus. C’est très surprenant car on a le STF qui est juge et partie. Normalement, si on respecte la loi brésilienne, le ministère public est censé accuser et le tribunal est censé juger. Là on a un cas dans lequel le tribunal accuse et le tribunal juge. Il y a donc un conflit d’intérêt énorme car la personne qui est mise en cause dans le reportage de Crusoe c’est le président du STF. On attend donc des explications de monsieur Toffoli puisque ce sont des questions d’intérêt public. C’est l’affaire du Lava Jato, il s’agit de l’argent des contribuables. C’est donc un cas grave dans lequel le tribunal est juge et partie.
Plus généralement, que pensez-vous de l’évolution de la presse en Amérique du Sud ?
Elle est assez préoccupante. C’est ce que l’on a voulu montrer aujourd’hui lors de la conférence. Il y a beaucoup de pays dans lesquels on a des gouvernements autoritaires. Indépendamment de la couleur politique d’ailleurs. On a des gouvernements qui ont tendance à mettre en place une censure d’Etat. Je pense notamment au Venezuela, à Cuba, à la Bolivie. Ce sont des pays dans lesquels l’information est contrôlée par les autorités. Il y a des pays, comme le Mexique, où il y a beaucoup d’assassinats de journalistes au niveau local. Il y a des thèmes comme la corruption et le crime organisé qui peuvent être difficilement traités sans que ce soit accompagné de menaces, d’agressions, voire d’assassinats. De manière générale les perspectives ne sont pas bonnes malheureusement.
RSF a-t-il déjà reçu des menaces pour son travail ?
Pas le bureau de Rio, mais on a des correspondants sur le terrain, notamment au Mexique, à Cuba et au Venezuela, qui ont déjà été menacés et qui ont dû sortir du pays. C’est assez fréquent. Le bureau de Rio n’a pas encore eu de menaces pour le moment. J’espère que cela n’arrivera pas.