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Bueno Caos : « L'art urbain donne une force à São Paulo »

Pelé qui prend dans ses bras la Joconde ou David Bowie, les baigneuses ou encore l'adorable Bebê Caos sont quelques-unes des créations de Bueno Caos (Luis Bueno de son vrai nom) que vous pouvez croiser dans les rues de São Paulo principalement. Des oeuvres qui sont en passe de devenir des cartes postales - éphémères pour certaines - de la capitale pauliste. Bom Dia Brésil l'a rencontré.

La série de collages faite à partir du personnage de Pelé, le « Pelé beijoqueiro », est sans doute la plus connue de vos oeuvres. Comment est-elle née ?

C’est une longue histoire. Avant, j’avais déjà fait un travail avec le personnage de Pelé, je faisais aussi du graffiti, du stencil quand j’ai commencé à travailler le street art. Je cherchais un mode d’expression, un langage. J’expérimentais et j’ai ensuite pris conscience de ce que je faisais. J’avais un stencil avec Pelé, réalisé à partir d’une illustration ancienne. Je m’identifiais beaucoup à l’image de Pelé pour de nombreuses raisons. J’aime beaucoup le football, j’ai une relation affective forte avec ce sport. Et mon père aime énormément le football, il a vu Pelé jouer. Il allait de Guararema (São Paulo) à Santos pour voir ses matchs, il est Santista. Il était fasciné par Pelé. Et j’écoutais ces histoires et les ai retenues. J’ai perçu en vieillissant la dimension de Pelé, comme une image culturelle du Brésil. Cette illustration vient d’ailleurs d’un livre de sémiotique où ils parlaient déjà de cette idée de Pelé comme étant un signe important. Et à partir de là, une amie m’a envoyé une photo de Pelé avec Mohamed Ali en 2009. La création est née de manière immédiate parce qu’en plus d’avoir la figure de Pelé, il y avait aussi le geste de l’abraço, l’accolade, qui est une chose très brésilienne. Puis j’ai perçu que je pouvais retirer Mohamed Ali et mettre à sa place qui je voulais. Est alors née la possibilité de rencontres et d’échanges interculturels, ce qui est une des choses qui fertilisent notre culture. Le Brésil a d'ailleurs surgi sur ces bases.

Comment choisissez-vous les personnalités qu’il va prendre dans ses bras ?

Luis Bueno (A. Perraud Boulard/Bom Dia Brésil)

Même si je reçois beaucoup de demandes et de suggestions, c’est un choix propre. Donc je pars de mon répertoire personnel. Me viennent à l’esprit beaucoup d’icônes de la culture pop que j’ai beaucoup écoutées quand il s’agit de musique, comme par exemple les Beatles, Bob Marley ou encore Bob Dylan. Mais par exemple, j’ai commencé avec la Joconde. Elle a été importante pour moi parce que c’est un personnage qui est déplacé dans le temps et l’espace : c’est une Européenne blanche du 16e siècle. Il y avait déjà cet ingrédient surréaliste de cette rencontre qui n’aurait jamais pu se réaliser. Pour certains des personnages, on pourrait presque avoir le doute : ah mais Pelé a vraiment embrassé telle ou telle personne ? Mona Lisa, on sait que non. Donc ça interpelle.

Mais vous ne travaillez pas que sur la série de Pelé. Vous avez aussi tout un message politique…

Je n’aime pas mêler Pelé à des sujets politiques. Je suis plus libre pour travailler sur d’autres formats et personnages. Je veux aussi traiter de certains sujets qui m’affligent, même si ce n’est pas le focus principal de mon travail. Mais par exemple, actuellement, avec l’époque que nous vivons en ce moment au Brésil, il est impossible de ne pas aborder certains sujets. L'impact est fort parce que je lis les actualités tous les jours et ça me donne envie de donner une réponse par le biais de l’art. En 2008, j'avais déjà fait un stencil à partir d'une photo où on voyait José Serra, alors gouverneur de l'Etat de São Paulo, tenir un fusil tout en souriant, lors d'un événement militaire. Et aussi un grand collage en 2016 durant la période de la destitution de Dilma Rousseff. Donc la politique n'est pas devenue un sujet pour moi avec l'arrivée de Jair Bolsonaro au pouvoir.

Comment avez-vous commencé le street art ?

Je suis formé en design et ensuite j’ai fait un doctorat en art. Et j’ai eu envie de plus innover par rapport au design. J’avais besoin de m’exprimer, de pouvoir exposer des travaux personnels auxquels je pensais déjà. Bebê Caos est né d’un cours que je donnais de graphisme sur ordinateur. J’ai fait mes études à Bauru (dans l'intérieur de l'Etat de São Paulo, ndr) et je n’étais pas habitué à voir du street art, même si je connaissais déjà les graffitis bien sûr. Quand j’ai emménagé à São Paulo en 2004, j’ai commencé à vivre avec ce street art au quotidien par le biais des graffitis, de la pixação. Et ça m’a incité à chercher mon propre espace. C’est une manière de communiquer très directe, qui ne passe pas par la médiation de galeries, de musées. C’est très spontané et organique, ce qui est intéressant ! Ce sont les propres passants qui sont curateurs, choisissant de prendre des photos de tel ou tel travail parce qu'il les intéresse. Je pense que ça m’a vraiment enchanté cette possibilité de pouvoir sortir un peu du système traditionnel de l’art.

São Paulo semble une ville parfaite pour ça, car elle n’a pas la beauté innée de Rio par exemple. Et finalement le fait que l’on y trouve principalement du béton ouvre des espaces à cet art urbain…

C’est une belle lecture. São Paulo a effacé la nature, les fleuves. A Rio, tu te laisses distraire par une montagne, une forêt que tu croises sans t’y attendre, les plages, tout est très beau. A São Paulo, tu es immergé dans le béton, très présent dans le paysage. Je pense que l’art urbain lui donne une force.

Quelles sont vos influences artistiques ?

Quand j’ai commencé, mes influences étaient beaucoup du monde des arts parce que j’ai toujours beaucoup étudié l’histoire des arts. Duchamp par exemple est une des mes principales références. Il est à la base de tout l’art contemporain : prendre un objet et le transformer en art. Je fais aussi beaucoup ça sur le plan digital. Andy Warhol est très présent dans mes réflexions aussi. Quand j’ai commencé à plus étudier le street art, j’ai découvert Banksy, Os Gêmeos et même tout simplement le graffiti ; j'ai cherché à comprendre sa conception originale. Sur le plan de la peinture, Van Gogh, Monet sont des artistes que j’admire. Mais aussi Mondrian, Malevitch, les constructivistes russes : c’est très esthétique et conceptuel. Ils interrogent : qu’est-ce que l’art ? J’ai toujours été passionné par les avant-gardistes, ces mouvements de recherche de la rupture de ce qui était établi dans l’art.

Pourquoi avoir choisi le lambe lambe, cette technique du collage ?

C’est un choix qui s’est finalement imposé. Je travaillais avec l’informatique graphique. J’ai commencé par des graffitis, mais je suis vite passé au stencil, parce que j’ai réalisé que je pouvais y transporter de l’art digital. J’ai toutefois perçu que le stencil était une super technique, mais que si je voulais faire quelque chose de plus complexe, avec plus de tons de couleurs, ce n’était pas si simple que ça, il m’aurait fallu énormément de temps. Coller, c’est bien plus efficace.

Combien de temps  vous faut-il pour réaliser l'un de ces collages ?

Pour un lambe lambe de 2 mètres par 1,5 mètre, il me faut une trentaine de minutes. Quand je le colle dans un espace intérieur, ça me prend plus de temps car j’essaie d’être très précis. Dans la rue, tout doit aller plus vite. C’est plus rapide que de faire un grand stencil, une peinture. J’ai perçu que le lambe était une technique qui pourrait faire un pont entre mon travail digital et la rue. J’ai aussi réalisé que je pouvais peindre par-dessus le collage, car j’aime beaucoup peindre aussi. Une grande partie de mes travaux sont imprimés en noir et blanc. Toutes les couleurs sont de la peinture acrylique sur l’impression, comme par exemple pour le lambe lambe que j’ai fait sur Marielle Franco en bas de la Consolação (une rue de São Paulo, ndr). Maintenant j’ai trouvé un imprimeur qui me le fait en couleur des fois, mais avant je n’en avais pas. Et puis c’est beaucoup plus cher. Mais aussi parce que comme je travaille en images en basse résolution, quand je peins, je parviens à faire autre chose : c’est la peinture qui crée toute la texture. C’est une technique très particulière.

Beaucoup de vos oeuvres sont visibles à São Paulo. Et dans les autres villes ?

A Santos, dans la rua do Comércio, j’en ai fait une en 2015 à la demande du Musée Pelé, afin de divulguer les lieux. Et l’an dernier, je suis retourné à Santos pour faire un atelier dans un Sesc, j’en ai profité pour en coller d’autres. Chaque fois que je voyage, j’en apporte dans ma valise et je colle. A Rio par exemple, à Santa Teresa, à  Lapa. A Londres et Paris, on peut en voir quelques-unes, des petites. Et j’envoie aussi pour que des personnes collent pour moi. A Buenos Aires ou à Barcelone par exemple. Et de mon côté, je colle aussi pour eux, c’est un échange. Ce qui n’est pas possible avec le graffiti ! Coller en dehors du Brésil, ça fait un peu peur car tu ne connais pas les règles, les lois. Mais dans chaque ville, il existe un endroit propice pour coller de l’art. Et je trouve même intéressant le processus d’inclure une autre personne dans la conception car c’est elle qui va choisir le local pour coller.

Le street art, c'est s'exposer à voir son art disparaître. Comment appréhendez-vous cette problématique ?

Quand j’ai commencé, c’était l’administration Kassab, qui a créé la Lei Limpa. Avec des amis, on est allés faire un graffiti dans un escalier de la Peixoto Gomide, à côté de l’Hôpital 9 de Julho. Durant la nuit, on a peint et le lendemain matin, il y avait déjà le camion de la mairie en train de tout repeindre en gris. Cela a été un vrai apprentissage ! Quand tu fais quelque chose dans la rue, il faut laisser aller d’une certaine manière parce que tu n’as plus de contrôle, l’oeuvre n’est plus à toi. Même le vandalisme fait partie. A cette époque, de subir ces coups m’a permis de prendre une certaine distance. Actuellement, l’administration change son regard sur l’art urbain. João Doria (ancien maire de São Paulo) avant voulait nettoyer la ville, il disait que la pixação était du vandalisme. Il y a eu une réaction très forte de la communauté du street art. Quand Bruno Covas est arrivé au pouvoir, il y a eu un changement, il s’en accommode plus. Par exemple, certains des derniers travaux que j’ai faits sur des espaces publics, j’ai vu que la mairie repeignait, mais sautait mon oeuvre et ne la repeignait pas. Les agents de la mairie deviennent des sortes de curateurs et heureusement mon travail et celui de certains « collègues » passe entre les mailles !

Peut-être ont-ils compris que l’art urbain faisait partie de l’identité de la ville ?

Ça a ouvert la conversation pour comprendre que le graffiti est important à São Paulo, que beaucoup de gens viennent visiter la ville pour découvrir aussi l’art urbain, ça fait partie du circuit maintenant. Par exemple, au Beco do Batman, il y a une concentration incroyable de touristes ! L’art urbain contribue déjà à l’économie de la ville d’une certaine manière.

Quels sont les nouveaux projets sur lesquels vous travaillez ?

Je travaille en partenariat avec certaines marques, mais mon focus reste la rue. Je me sens même mal quand je passe du temps loin de la rue, car son énergie me manque, celle de produire, de voir les réactions des gens car je me développe à partir de ça. J’ai pas mal travaillé sur la série des Révolutionnaires aux pancartes, avec Trump et Zuckeberg, entre autres. Certains sujets me taraudent : les questions politiques, l’éducation. Je suis professeur, donc cette problématique me touche beaucoup. Cela me choque particulièrement ce qui se passe au Brésil dans ce domaine. J’ai toujours étudié dans l’enseignement public et le manque de recours financiers est évident. Le matériel cassé, les professeurs mal payés qui n’allaient pas dans le privé étaient des sortes de petits héros du quotidien : tout ça c'est une réalité. L’enseignement universitaire public est bon en général, mais on manque beaucoup de matériel… partout. Retirer des recours à l’éducation et tenir ce discours que les universités dépensent pour rien, c’est inimaginable. C’est une stratégie bien organisée, c’est terrible. En plus de la coupe de moyens, il y a une vraie diffamation de l’enseignement universitaire au Brésil. C’est extrêmement grave. Donc c’est un sujet que je veux traiter. Quand je veux traiter un sujet, je prends le temps de m’arrêter, réfléchir et étudier parce que je ne veux pas faire quelque chose d’immédiat, j’aime lire et comprendre ce qui se passe. Les banques au Brésil me semblent aussi un gros sujet, la réforme des retraites, les taux d’intérêt au Brésil. De nombreux sujets de société en fait. Et je sens que je ne vais pas en manquer dans les mois à venir…

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